(EN FRANCAIS) 3-La langue de l'enseignement: Pour une circonscription concrète du problème
De la controverse sur le darija et le fuSha :
Pour une circonscription concrète du problème
Parlant de la controverse en général dans son Discours de la méthode, R. Descartes affirme : «Et je n’ai jamais remarqué non plus que, par le moyen des disputes qui se pratiquent dans les écoles, on ait découvert aucune vérité qu’on ignorât auparavant ; car pendant que chacun tâche de vaincre, on s’exerce bien plus à faire valoir la vraisemblance qu’à peser les raisons de part et d’autre ; et ceux qui ont été longtemps bons avocats ne sont pas pour cela, par après, meilleurs juges». Il a déjà été fait état dans un autre texte (v. Ici) de l’un des nombreux stratagèmes de controverse utilisés dans ce type d’exercice : le stratagème dit d’extension et qui consiste selon A. Schopenhauer à «étendre l’affirmation de l’adversaire au-delà de sa limite naturelle, l’interpréter dans un sens aussi général que possible : la prendre au sens le plus vaste qu’il se peut et l’exagérer».
Plutôt, donc, que d’inscrire la problématique des langues et registres de langue au Maroc dans un cadre de controverse qui, par la nature même de sa dynamique, oppose deux affirmations adversaires A et B, l’approche constructive consiste à l’aborder d’une façon positive, i.e. indépendamment, pour le fond et l’essentiel, de ce qu’en dit A ou B.
Pour ce qui est des caractéristiques linguistiques structurelles qui ont fait de l’arabe marocain dit darija ce qu’il est, en tant que produit historique purement marocain, je renvoie juste à un travail académique publié en 2000 (v. Ici, pp.155-188). Pour ce qui est de ses fonctions affectives et sociolinguistiques, c’est déjà en 2007, bien loin, avant la polarisation des deux camps de l’actuelle controverse, que j’ai essayé de formuler les questions de base relatives aux à ce registre de langue. C’était dans un texte "Le darija, langue identitaire ?" qui a enregistré le record en lectures là où il est publié (6367 jusqu’ici ; v. Ici, en fr.). En avril 2012, c’est l’aspect socio-pédagogique plus précisément que j’ai abordé (v. Ici, en ar.) dans une série de courts textes consacrés à la question de l’enseignement au Maroc, sans avoir besoin alors d’inscrire rien de tout cela dans un positionnement passionné au sein d’une controverse bipolaire où tout le monde s’improvise d’emblé en expert professionnel, voir en autorité en questions linguistiques et pédagogiques.
Abstraction faite desdites dimensions affectives et identitaires générales de ce registre de la langue arabe au Maroc à savoir le registre dit ‘darija’, je me limite ici à résumer ses fonctions socio-pédagogiques à partir des textes auxquels il est fait renvoi.
C’est dans le milieu familial restreint et fermé que, l’affectivité et la gestuelle aidant, tout petit enfant commence à intérioriser les paradigmes de socialisation via les différents codes de communication au sein desquels le code linguistique à l’usage dans l’entourage familial constitue le code principal qui prépare le petit par la suite à la communication externe et à l’intégration progressive dans les différentes sphères socioculturelles (le derb, l’école, le quartier, etc.). La linguistique moderne (la théorie chomskyenne en l’occurrence) a établit que tout petit est cognitivement équipé d’une faculté linguistique général ouverte (i.e. l’état cognitive initial appelé ‘universaux du langage’). C’est grâce à cet équipement cognitif inné qu’il parvient à construire dans son cerveau une grammaire d’une langue naturelle particulière bien structurée, à partir de simples fragments d’énoncés de la première langue (chinois, arabe, amazigh, japonais, finlandais, urdu, peul, etc.) à laquelle il est socialement confronté dans les premières années de l’enfance. Une fois une telle grammaire particulière (anglais, darija, amazigh out latin et fuSha s’il y en existe dans un entourage familial) est définitivement et systématiquement fixée dans le cerveau de l’enfant, l’acquisition (des grammaires) d’autres langues ou registres de langue devient chose facile puisqu’il ne s’agit dans ce cas que de changer des paramètres lexicaux (un vocable vs. un autre, pour un signifié déjà conceptualisés : l3eb vs. jouer vs. play, etc.), phonologiques/morphologiques (gles-tu vs. jalas-tum ; ghadi nl3eb vs. sa-‘al3abu) et syntaxiques (rah ssma Safya vs.‘inna ssamaa’a Saafiyatun vs.).
Sauf pour des individus à capacités particulières d’adaptation (doués, super doués pour les langues ), toute perturbation du premier processus de fixation complète d’une grammaire effective de départ d’une langue naturelle dans le cerveau de l’enfant, aura des conséquences fâcheuses irréparables sur deux plans liés l’un à l’autre : (i) le plan de l’aptitude à se construire, le long de la vie, une véritable grammaire conséquente de base à même d’assurer la cohérence logique dans le discours de l’individu et de le qualifier à soumettre le discours reçu à l’épreuve de la rigueur logique, et (ii) le plan de l’aptitude à communiquer avec conséquence (rapport entre propositions et rapports entre relateurs syntaxiques et opérateurs logiques) et avec assurance dans n’importe quelle langue et pouvoir ainsi s’intégrer dans son environnement le long de l’évolution de celui-ci. Privé de la compétence de communiquer et de convaincre, on devient le long de sa vie soit inhibé, timide et passif soit jacasse, violent et agressif (v. vidéos en ar. Ici; également à partir du point 1m:7s Ici).
Sauf dans les cas à besoins spécifiques en général (sourds, muets, mongoliens, etc.), pour lesquels on prévoit, en principe, des institutions propres d’accueil, un petit enfant n’entre donc pas muet à la maternelle ou à l’école pour qu’on commence dès qu’il en franchit le seuil à lui imposer exclusivement et dans une pédagogie normative coercitive une langue ou un registre de langue qui ne sont pas ceux où commence juste à s’épanouir socialement. Quel que sera l’orientation à venir du petit apprenant à court, à moyen et à long terme, en fonction des aptitudes personnelles dont il témoignera par la suite ; et dans leur rapport avec les objectifs généraux d’un système d’enseignement à une phase donnée des besoins de la société, la première langue naturelle de tout petit apprenant, là où il y en a plusieurs sous forme de bilinguisme, plurilinguisme ou diglossie ou tout cela, est la seule passerelle solide et sûre qui permet à cet apprenant (i) de continuer, sans blocage ni perturbation, la fixation d’une grammaire naturelle solide et finie, transposable par la suite, mutatis mutandis, pour acquérir les grammaires d’autres langues ou registres de langue si nécessaire, vers lesquels il s’oriente ou sera éventuellement orienté le long des curricula.
Tout cela revient à souligner l’idée que toute philosophie rationnelle de l’éducation est appelée à institutionnaliser ces fonctions de fixation cognitive d’une grammaire de base et d’interface-passerelle de socialisation et de qualification communicationnelle de départ, qu’assure la langue familiale de l’enfant. Cette institutionnalisation passe nécessairement, sur la plan pratique, par une prise en charge de cette nouvelle approche dans les programmes de formation pédagogique des instituteurs/institutrices des stades scolaires et préscolaires, afin que l’usage de la langue familière ne soit plus stigmatisé comme une tare et une malformation innées que l’instituteur se croit institutionnellement chargé de réparer à coups de brimades, de sanctions et de mauvaise notes. Ceci va droit d’ailleurs dans le sens de l’esprit et la lettre de la Charte Nationale de l’Education et de la Formation (art. 61) autour de laquelle un consensus national a été fait il y a plus d’une décennie. Et lorsque l’on parle ici de langue familiale ou maternelle, il n’y a que les ‘professionnels’ du stratagème d’extension et d’exagération de l’affirmation de l’adversaire pour pervertir en évoquant du coup les propos vulgaires que toute langue vivante possède ou ce nouveau créole étrange d’"arabofranglais" de la rue des deux dernières décades, qui n’est précisément que l’un des tristes résultats de la perturbation communicationnelle où se trouve une génération qui n’a pas aborder la maternelle et l’école d’une façon qui permet de compléter la construction d’une première langue à grammaire structurée et à lexique homogène. Le rôle de l’instituteur est évidemment de continuer l’éduction déjà initiée au sein de la famille en ce qui concerne l’application, discipline pédagogique et les bonnes manières en matière de propos, de diction et de morale; et c’est là que le bagage de cet instituteur en arabe littéraire notamment offre un potentiel pour glisser doucement et graduellement avec l’apprenant vers une langue médiane soutenue, au lieu de le terroriser dès qu’il franchit le seuil de la calasse par des catégories abstraites à mémoriser de type ‘inna et kaana et leurs ‘sœurs’ (إنّ وأنّ وليتَ ولعلَّ ... كانَ وأصبحَ وأضحى وظلّ وأمسى، وصار) et par la mémorisation par cœur de textes comme celui-ci :
رجعت لنفسي فاتهمت حصاتي * وناديت قومي فاحتسبت حياتي // رموني بعقم في الشباب وليتني * عقمت فلم أجزع لقول عداتي // سقى الله في بطن الجزيرة أعظما * يعز عليها أن تلين قناتي ...
Toutes les sortes de perturbation et blocage pédagogique, d’inhibition communicationnelle et de réticence à vie vis-à-vis de l’arabe que l’animosité bloquante envers l’autisme pédagogique de certains instituteurs d’arabe ("مولْ العْـرْبية"), partent en fait précisément du stade de cette fâcheuse dernière approche traumatisante (v. Ici, en ar.).
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29 nov. 2013
Mohamed Elmedlaoui (linguiste sémitisant et berbérisant)
Institut Universitaire de la Recherche Scientifique
https://orbinah.blog4ever.com/m-elmedlaoui-publications-academiques
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