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(EN FRANCAIS) Le plaidoyer d'A. Laroui contre l'arabe marocain revigore la pensée pré-moderne au Maroc

Le plaidoyer d'A. Laroui contre l'arabe marocain

revigore la pensée pré-moderne au Maroc

 

Les trois traits caractéristiques du mode pré-moderne de la pensée

Trois traits complémentaires, solidaires et de taille freinent encore toujours dans la société marocaine l'émergence d'une véritable pensée moderne: (i) le collectivisme intellectuel et (ii) son corolaire, le totalitarisme du maître à penser. A ces deux traits socioculturelles handicapants, s'ajoute un troisième handicape d'ordre conceptuel et philosophique: (iii) l'absolutisme et le manichéisme dans la conception des catégories et des sujets et problématiques. Manifestation d'un esprit de l'esclave qui ne supporte pas le poids des conséquences de tout affranchissement qui implique d'emblé responsabilité et propre prise en charge, le collectivisme intellectuel a toujours en fait besoin d'un maître à penser, tout comme le collectivisme en politique a besoin d'un guide et zaïm sauveur infaillible.

 

Controverse autour du 'darija' et maîtres à penser

Ainsi, la controverse en cours au sujet des fonctions respectives des deux registres de l'arabe dans le système d'enseignement au Maroc, à savoir l'arabe dit 'littéraire' et l'arabe marocain, vient de nous offrir une énième illustration de la façon solidaire dont opèrent les trois handicapes de la pensée marocaine, qui viennent d'être énumérés. Le spécimen le plus représentatif de cette controverse est la manière dont l'écrivain et philosophe d'histoire, Maître Adallah Laroui, est sorti "de son terrier" (min maqba3ii, selon ses propres termes) pour apporter une réponse historique définitive de maître au mémorandum 'sabiil an-najaah' émanant de la rencontre de réflexion organisée par l'association Shem's de Noureddine Ayouch au sujet des fonctions à assigner à l'arabe marocain dans le système d'enseignement.

Ainsi, avant même la généralisation de ladite réaction-réponse, le trait caractéristique d'une attente collective d'une voix salvatrice de la part d'un maître à penser à même d'évacuer les vraies questions, s'est bien manifesté d'emblé avec force. A une semaine d'avance, de nombreux quotidiens, pour ne pas parler des réseaux sociaux, ont amplement annoncé la nouvelle, loin de tout esprit de concurrence journalistique: «Le philosophe Abdallah Laroui répliquera au mémo de Noureddine Ayyouch sur les colonnes d'al-Ahdath al-Maghribia en trois épisodes le mercredi, jeudi et vendredi prochains» annonce-t-on partout. C'est une campagne de communication qui rappelle les annonces sur la voix de Sawt al-Arabe et/ou la BBC des discours d'un zaïm comme Nacer dans les années 60s du 20e siècle. Et la réplique eut lieu (al-Ahdath al-Maghrigia 20, 21, 22 nov. 2013, et à suivre. Texte in tégral en ligne, ICI).

Dans le texte de présentation de chaque épisode, l'interviewer répète avec émerveillement et satisfaction en parlant de l'autorité du maître que : «dès la première séance de notre interview sur le sujet, sa voix était ferme (kaana haasiman) et ne tolérait aucune discussion (wa laa yaqbqlu 'ayya niqaash).

 

Les caractéristiques d'un discours de controverse

 

Il s'agit en réalité, et en fin de compte dans l'interview-fleuve, d'un amas de répétitions et de digressions (6 pages d'un journal, plus 'à suivre') à coup de métaphores, d'allégories et de paraboles comme arguments de raisonnement et pièces à conviction, à l'instar par exemple de la parabole des dissensions entre la mère et sa fille devenue indépendante après mariage, en tant qu'argument de l'impossibilité de toute cohabitation fonctionnelle entre les deux registres de l'arabe; c'est là une parabole qui nous rappelle les métaphores de 'la pâte' (عجين) qu'avait faites un autre grand philosophe et maître a penser, feu M. Abed Eljabiri sur la chaîne 2M à la fin des années 90s, ainsi que l'anecdote qu'il y a faite sur le fait selon lui que les Soussis s'allient en mariage avec les Fassi, et ce comme arguments du non lieu de la question amazighe pour l'auteur de la 'La critique de la raison arabe' (نقد العقل العربي).

 

Les stratagèmes du discours de controverse

 

En fait, parmi les stratagèmes bien connus de la 'dialiectique' de la controverse (الجدَل), qu'A. Schopenhauer a bien formulés dans son essai "L'art d'avoir toujours raison" pour faire face à l'idolâtrie intellectuelle de son temps, tous les maîtres à penser, autoproclamés auprès de la masse ou simplement plébiscités par elle et faits prisonniers de ses attentes malgré eux, font systématiquement usage du premier stratagème discursif dit 'extension' et formulé ainsi par cet auteur: «étendre l'affirmation de l'adversaire au-delà de sa limite naturelle, l'interpréter dans un sens aussi général que possible : la prendre au sens le plus vaste qu'il se peut et l'exagérer».

C'est ainsi que dans ce sillage, Laroui parle confusément dans son plaidoyer contre le darija, tantôt de "l'enseignement en le darija", tantôt de "l'enseignement du darija et de sa mise à l'écrit", tantôt de "l'oralisation de la culture marocaine" et de "la rupture avec le fond arabe écrit", etc. C'est cette extension systématique extraordinaire de "l'affirmation de l'adversaire" qui va lui permettre en fin de compte de tirer la sonnette d'alarme et de se proclamer, au nom de la collectivité, comme champion défenseur de l'arabe et notamment de son fond séculaire écrit, face à la thèse d'un adversaire présenté ainsi comme préconisant une culture d'oralité et appelant à un rupture avec l'arabe et sa culture. Le trait conceptuel collectif d'absolutisme manichéen et de mode exclusiviste dans conception des oppositions catégorielles (le bien vs. le mal, le divin vs. l'humain, le parti de Dieu vs. le parti du Diable, le sacré vs. le profane, etc.) lui facilitant de surcroit la tâche d'opérer dans les esprits une contradiction totale irréductible et réfractaire à toute conception modulaire qui ne verrait dans l'arabe et le darija que deux simples registres linguistiques, fonctionnellement complémentaires selon le contexte, l'âge et  le sujet du discours.

 

Les contradictions d'un discours polémique

 

Pêle-mêle, la controverse régnant en type de discours, Laroui se montre pourtant, à plusieurs reprises dans son plaidoyer, entièrement d'accord avec la réalité concrète que le registre d'arabe marocain remplit de fait, quand il en est fait usage à l'école notamment, une fonction pédagogique de passerelle de socialisation, de familiarisation et d'interface linguistique facilitatrice d'acquisition des connaissances scientifiques, et que ce fait doit même, selon lui, être institutionnalisé et pris en charge formellement sur le plan pédagogique (comme l'a d'ailleurs préconisé la Charte National sur l'Education et la Formation il y a une dizaine d'années). Mais, de par de curieux hiatus abysse de raisonnement qu'il se permet là où cela l'arrange, Laroui fait immédiatement à chaque fois un saut extraordinaire dans le vide entre propositions pour prévenir contre les risques d'une rupture avec la culture arabe écrite dans les domaines des belles lettres. Ce manège, propre notamment au discours de la culture des belles lettres arabes, au sujet de laquelle Laroui prévient contre lesdits risques, a quand même poussé l'interviewer à lui demander: «Par conséquent, où réside le problème? Et pourquoi vous êtes sorti de votre terrier?». A ce type de questions, le maître répète à chaque fois : «Il paraît que tu n'as pas pu suivre et saisir ce que je dis depuis le début de l'interview» ! Qui peut donc mieux suivre et bien saisir ?

Pour les détails de certains contenus 'scientifiques' mis à contribution pour étayer les idées dans son odyssée de l'histoire de l'homme depuis l'animal et l'homosapien, Laroui reste fidèle au discours amateur dans toute discipline, qui caractérise précisément d'ailleurs le type de discours ancestral foireux qu'il défend. Ainsi, juste à titre d'exemple en linguistique, le maître catégorise (au tout début de l'épisode-1) les étapes historiques du développement de l'écriture en «cunéiforme, hiéroglyphe et alphabétique», au lieu d'idéogramme, syllabique puis alphabétique. Il ne se prive pas non plus de cette astuce d'intellectuel formulée un jour par le grand linguiste, Morris Halle (prof. émérite à MIT) ainsi: «Tu veux être célèbre? C'est simple ; vas de l'avant et forge à chaque fois de nouveaux vocables». Car de tels vocables sont, pour les masses de disciples potentiels en manque de maîtres à penser, comme cet os nu et creux qu'un maître-patron jette à son chien comme fausse pâture pour entretenir sa fidélité. A l'instar de sa fameuse 'udluuja (أدلوجة), depuis longtemps oubliée après avoir fasciné et dérouté les esprits des disciples dans les années 70s du 20e siècle, Laroui a ainsi saisi l'opportunité de sa sortie "de son terrier" pour lancer un nouveau terme à rajouter au long chapelet de 'arabe classique', 'arabe littéraire', 'arabe standard', etc.; il s'agit du terme 3arabia mu3raba ("arabe à déclinaison") en tant qu'entité linguistique, distincte selon lui, de l'entité 3arabia fuSha ("arabe classique") qu'il ne reconnaît d'ailleurs pas dans le texte coranique - et c'est là un nouveau pavé intellectualiste dans la mare de la pensée pour frapper les esprits qui s'émerveillent. Selon la nouvelle thèse de Laroui, la 3arabia fuSha est à trouver dans un seul livre, maqaamaat al-hariri. Voila donc encore un autre grand plu, comme pâture intellectuelle pour ceux et celles qui ne jurent que par des maîtres à penser.

 

Sommes-nous malades de certains de nos philosophes ?

 

Loin de l'esprit d'un Ibn Khaldoun par exemple (notamment au sujet des programmes et de la méthode d'enseignement au Maroc), beaucoup de nos philosophes d'aujourd'hui, fatalement désorientés dès le départ par des slogans et idéologies éphémères de générations ('décolonisation de la culture', identitarisme de tout bord) et qui sont obsessionnellement habités, dans le meilleur des cas, non pas par l'épistémologie et la théorie de la connaissance de l'âge moderne (Descartes, Pointcarré, etc.), mais plutôt par un 'Etat' éternel en tant qu'émanation ethnique et non un 'Etat' historique et géographique en tant que construction éthique et de droit (Hegel, Mendelssohn, Hobbs, Luke), nous ont accoutumé à des prêches et prophéties de courte vue et de vie éphémère à l'instar des idéologies qui les sous-tendent. Nous nous rappelons bien encore de l'appel solennel au 'linguicide' que feu, Mohamed Abed al-Jabiri, a lancé dans son livre "'aDwaa'un 3alaa mushkili at-ta3liimi fi l-maghrib" pour "une mise à mort de ces dialectes" (إماتة هذه اللهجات), et ce en parlant notamment des dialectes amazighes et de l'arabe dialectal marocain ; tout cela au nom des mêmes principes qui, selon lui tout comme pour Laroui, sont les seuls à même de nous rattacher à la grande histoire au lieu de nous retrouver quelques décades plus tard avec les dimensions d'une 'petite nation' comme la Hollande, qui, selon Laroui, s'est coupée de la grande histoire en se détachant de la culture de l'empire espagnole!

Bref, pour ne pas se priver de la rhétorique, non pas comme mode de raisonnement et pièces à conviction, mais comme imagerie de description pittoresque d'une situation, le plaidoyer d'A. Laroui vient, dans ces temps marqués par la frénésie d'une ruée vers le lifting et la chirurgie esthétique contre les rides et la pâleur, pour injecter une bonne pochette de sang synthétique de jouvence dans le corps de la pensée pré-moderne marocaine en âge de décrépitude, qui n'a d'ailleurs jamais vraiment reconnu son âge.

Un autre court texte qui en complète celuici, Ici

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Mohamed Elmedlaoui (linguiste sémitisant et berbérisant)

Institut Universitaire de la Recherche Scientifique

https://orbinah.blog4ever.com/m-elmedlaoui-publications-academiques



26/11/2013
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