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(FRANCAIS) Un projet de loi, des marchés-aux-puces et moi

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Un problème à trois:

un projet de loi, des marchés-aux-puces et moi

1- Une petite histoire de faits racontés

On raconte qu'un gouverneur autoritaire, aux intentions de juste et justicier, tenait fort bien à faire régner l'ordre. Il y parvient dit-on sans avoir ni à légiférer d'avance lui-même, ni à ce que l'on légifère pour lui. Il apprend de son entourage sécuritaire qu'il s'est avéré que tous les objets volés, petits ou grands, précieux ou simples bagatelles, sont systématiquement écoulés dans le marché-aux-puces. Le justicier donne l'ordre, et les marché-aux-puces sont fermés et interdits. Que s'est-il passé par la suite? Tout marché-aux-puces fermé éclate immédiatement en une multitude de fragments à nombre indéfini, sous forme de mini marchés-aux-puces ambulants d'un trottoir à l'autre, d'une ruelle à l'autre et d'un coin de rue à l'autre. Il n'est plus possible aux gens qui cherchent un objet ou un meuble utilisé qui leur manque à un prix qui leur est abordable de savoir où aller. Les bricoleurs de dimanche ne savent non plus où aller chercher la pièce qui manque. Même les agents de sécurité du grand justicier ne savent plus où aller mener leur enquête en matière de cambriolage, de contrebande et de toute sorte de détournement. Les gens ont tiré de cette histoire qu'il vaudrait mieux légiférer formellement d'abord sur des sujets, après en avoir compris les mécanismes réels (العلم بالواقع) et après avoir défini des finalités pour la législation.

2- Un spécimen de système de légiférer

Prenons un exemple: "le licite et l'illicite en matière d'aliments" (الحلالُ والحرامُ من الأطعمة والأشربة) dans la loi islamique. On a d'abord établi un principe qui stipule que "les choses sont permises par défaut" (الأصل في الأمور الإباحة) ainsi qu'une règle générale qui sert de critère pour statuer au sujet des cas pragmatiques nouveaux à propos desquels les opinions et les attitudes divergent. Selon cette règle, "est illicite tout ce qui est nocif à la raison ou au corps" (يحرُم كلُّ ما يفسد العقلَ أو البدن). Et comme toutes les lois prohibitives de façon générale, sont de nature catégoriques, s'accommodant mal avec le quantitatif stochastique (i.e. une chose est soit permise, soit interdite, et non une certaine quantité de cette chose), la loi islamique seconde la dernière règle générale en matière de tout produit enivrant, en énonçant un petit principe, comme garde-fou redondant décliné ainsi: "ce dont une grande quantité enivre, une petite quantité en est illicite" (ما أسكرَ الكثيرُ منه، فالقليلُ منه حرامٌ). C'est formel, explicite et univoque.

Les contenus de tous ces principes conceptuels et de toutes ces règles générales sont assujettis aux principes des finalités ultimes de l'action de légiférer, à savoir les principes téléologiques (مقاصد الشرع), bien définis à l'avance également dans une langue juridique professionnelle, c'est-à-dire une langue explicite, formelle et univoque.

3- De la langue juridique

En plus de la rigueur d'assujettir l'action de légiférer à une batterie de principes, de définitions formelles des concepts, et de règles générales de désambigüisation, la méthodologie légistique (علم الاصول) de ce système accorde une place centrale à l'outil de la langue naturelle, dans son rapport avec le langage logique. Par exemple: les catégories logiques de la définition formelle des termes et concepts, dans le rapport de ces catégories avec l'outillage morphologique, syntaxique et lexical particulier, propre à la langue dans laquelle on rédige le texte de la loi. Par exemple: le défini, l'indéfini, le générique, le général, le particulier, les portées des opérateurs logiques de la langue (quantificateurs, conjonctions, prépositions, etc.), la synonymie, l'homonymie; bref, toute la connaissance linguistique formelle nécessaire aussi bien à la rédaction qu'à l'interprétation d'un texte de loi (v. Ici).

4- Législation, entre principes et pragmatique

Tout ce qui précède, c'est sur les plan de la téléologie et de la légistique (المقاصد وعلم الأصول) en matière de légiférer. Sur le plan pratique et pragmatique, la réalité générale propre à l'environnement n'est pas ignorée non plus - en principe au moins - par les docteurs de la loi islamique (prise ici à titre d'exemple) à une époque où la législation était une affaire d'autorités religieuses individuelles, et non pas une affaire d'instances institutionnelles formellement constituées. Ainsi, d'autres principes d'adaptation modulaire sont mis aux points pour adapter les principes téléologiques suprêmes aux réalités concrètes environnantes. C'est ce qu'assure, dans la législation (en fonction du lieu et de l'époque), la source légiste dite "jugement/appréciation/estimation" (اجتهاد). Parmi les volets ouverts de cette source, il y a ce qu'on appelle "les utilités ouvertes" (المصالح المرسلة).

Pour être plus concret sur ce dernier point, et pour revenir au sujet des aliments, les codes, Malikite et Hanafite, divergent largement, par exemple, en matière d'alcool et de musique. Alors que le premier code, dans le Hijaz d'Arabie, où il n'y avait pas d'industrie de distillation à impact socio-économique, se montre très sévère et rigoriste dans l'interdiction de ladite denrée à telle enseigne que l'on dit que "un tel a dit d'une telle chose [en la condamnant] plus encore que ce que Malik a dit de l'alcool (قال فلان في الأمر ما لم يقله مالك في الخمر), ce code s'est pourtant bien accommodé, en revanche, avec ce qui marquait le Hijaz à l'époque, pour des raisons sociopolitiques et socioéconomiques de l'époque, comme passe-temps socioculturel et passion compensatoire pour le chant lyrique (السماع). Par contre, le deuxième code, le Hanafite, dans le Croissant Fertile en Irak notamment (ce pays qui tire son nouveau nom عراق، ערק  de l'industrie de distillation d'alcool), a bien dû et su 'composer' pragmatiquement avec la réalité socio-économique de son environnement. Il autorise, en une sorte de confusion tolérante (خلاف العلماء رحمة), la consommation de certaines boissons alcooliques, le nabiidh (النبيــذ) notamment. Certains mondains, dont le fameux poète Abu Nouasse notamment, s'amusaient même méchamment à dire : «Pour ce qui est du divertissement de chant, notre code religieux est celui du Hijaz; pour la boisson, c'est ce lui d'Iraq» (نحن في السماع على رأي أهل الحجاز، وفي الشراب على رأي أهل العراق).

5- Et moi alors! En quoi tout cela me regarde?

Eh bien, cela commence à me concerner du moment où il court en l'air, ces derniers temps, un bruit selon lequel la méthode appliquée par le juste et justicier aux marchés-aux-puces de son espace physique pour combattre le vol, le cambriolage, la contrebande et toute sorte de détournement et de méfait dans cet espace (v. 1 plus haut), fait actuellement l'objet d'une sérieuse réflexion législative, moderniste cette fois-ci (i.e. on légifère d'abord institutionnellement) pour l'appliquer aux marchés-aux-puces de notre espace numérique. Cela me concerne, car il se trouve que, depuis que ces derniers coins ont émergés dans l'espace virtuel, certains d'entre eux ont vite boosté mon travail à moi, en en changeant en même temps les moyens les habitudes et la cadence temporelle. Ici, je ne parle pas seulement de mes tâches du weekend où j'alimente mon blog et rédige mes chroniques journalistiques. Je parle surtout de mon travail professionnel en tant que chercheur linguiste.

C'est en fait dans cette sorte de marché-aux-puces que sont des coins virtuels comme Youtube par exemple, que je trouve, comme données empiriques, ce que je ne pouvais pas trouver, ni en temps réel ni en temps différé, dans une médiathèque nationale spécialisée qui n'existe d'ailleurs ni en surface in en ligne. Je veux dire par là que, depuis une dizaine d'années - et mon cas de chercheur dans mon propre domaine n'est ici qu'un exemple - mes travaux sur la métrique des poésies amazighes et du malhun, dans leurs rapports avec les structures rythmiques et mélodiques de leur musiques respectives, doivent énormément à ces coins virtuels. Dans ma collaboration à distance avec mon associé en recherche depuis 30 ans, François Dell (CNRS), j'y trouve facilement, juste en tapant des mots clefs, tous les textes et toutes les voix que nous cherchons à explorer et à étudier en matière de la chanson amazighe, du malhun et de la chanson populaire en arabe marocain, toute variantes confondues.

Une fois qu'une chanson s'avère présenter des aspects pertinents pour le sens de nos0 recherches, elle est sur le champ partagée, par simple envoi électronique de son lien URL (Uniform Ressource Locator) et avec indication «de X-minute et Y-seconde à W-m et Z-s» pour localiser l'endroit pertinent sur la bande. Une fois qu'on est d'accord sur la pertinence du passage sonore, on en fait une copie sous un format de traitement de son (Audacity, par exemple) pour examiner toute ses propriétés; et enfin on en fait une partition musicale par notation standard sur la portée en utilisant des programmes appropriés, disponibles également en ligne (Finale, par exemple). Cette méthode de travail a déjà donné lieu à deux livres en la matière, un en anglais (v. Ici) et l'autre en arabe (Prix du Maroc-2012 pour le Livre, v. Ici). Voilà donc pourquoi toute cette histoire m'interpelle du fond de mon terrier de chercheur.

 

6- Loin de la rigueur de tout système cohérent de légiférer

Lesdites mesures 'préventives', qui planent sur l'espace des marchés-aux-puces numériques, se refusent d'afficher la forme de décisions de justicier (v. 1-ci-dessus). Elles se présentent sous la toge d'une législation institutionnelle. Seulement, les catégories mises à contribution dans les définitions et la rédaction risquent de ne rien changer par rapport à l'action du justicier. Considérons le spécimen suivant:

«Sont interdits, les mauvais contenus qui montrent explicitement OU implicitement, en images ou en mots, des scènes violentes OU non conformes (مخالفة) aux bonnes attitudes morales (الأخلاق الحميدة) ET de l'ordre public, OU des éléments susceptibles d'encourager l'arbitraire (تشجع على التعسف) OU l'imprudence (عدم الاحتياط) OU la négligence (الإهمال) OU qui sont susceptibles d'être contraire à la religion islamique (تتعارض مع الدين الإسلامي) OU à aux convictions politiques du grand public (المعتقدات السياسية للعموم (أخبار اليوم 17 دجنبر 2013؛ ص:2).

Le concept de "bonne attitude morale" (الأخلاق الحميدة) est répété trois fois, comme référent téléologique dans le paragraphe d'où est tirée la citation ci-dessus. Le paragraphe regorge encore d'autres perles de langage juridique.

Que censurerons-nous donc grâce à ce mini arsenal de 'tout-veut-dire'? Des versions numériques de Mille et Une Nuits, d'al-Rawd al-Atir ou d'al-IyDaaH fiy 3ilm an-nikaaH ? ou bien toute la littérature apocalyptique et/ou confessionnelle ? Ou bien toute la littérature humoristique et toute la musique de type qui a valu la prison aux jeunes qu'on avait taxés de 'groupe satanique' il y a quelques années? Ou bien un poème de Modaffar Ennawwab, ou une drôle de vidéo de Rays Tijani, "susceptible d'encourager l'imprudence ou la négligence" (v.  Ici) ainsi que des sources où elle se trouve, comme s'y trouve toute la matière sur laquelle, Moi je travaille? Ou bien est ce que tout cela se fera, coup par coup, en fonction des circonstances et selon les estimations du justicier?

Par son caractère vaseux de 'veut-rien-dire' et de 'tout-veut-dire' en même temps, à l'instar des oracles de temples ou des propos de mages, notre new langage juridique est assez souple pour toute interprétation voulue ; il suffit à tout justicier d'avoir des idées sur-mesure sous le crâne. C'est pire encore, et de loin, que l'ancien arsenal dit قوانين كل ما من شأنه ("lois de tout ce qui nature à faire X") en cela que, non seulement le quantificateur "tout ce qui est de nature" reste de portée vague pour y fourrer tout ce qu'on veut comme manifestation variable, mais l'argument de ce quantificateur n'a pas non plus de référent précis ('négligence'? 'inprudence'?), comme c'était le cas avec "l'ordre public" ou la "sûreté de l'Etat" par exemple dans l'ancien arsenal.

 

7- Enfin, et à titre d'illustration, même s'il reste beaucoup à faire dans le domaine l'incrimination des diverses formes de violence, de discrimination et de la haine ethnique et confessionnelle par exemple, comme l'a bien rappelé le rapport consultatif des de Droits de l'Homme en 2004, ce même rapport note que les dernières modifications du code pénal contiennent déjà beaucoup de dispositions juridiques dans ce sens qui restent à harmoniser et à moderniser (v. Ici). Si ce n'est donc qu'une question de textes voulus pour être appliquées pour des fins téléologiques de la législation et non pour servir à autre chose, serait-il que quelqu'un qui s'en prend, en tribun dans un pays étranger, à  toute une large communauté de ses concitoyens du pays profond en géographie et en histoire, pour en faire la risée de son audience étrangère, en la désignant de «une race radine bien connue chez nous au Maroc, dont je ne cite pas le nom, pour qu'on ne m'accuse pas de racisme au Maroc… » (v. Ici), se ferait-il donc que cet individu soit traduit devant la justice pour qu'il réponde de ces propos? En tout cas le projet arsenal juridique du code numérique, n’offre rien qui peut entraîner ce représentant du peuple devant la justice à moins qu’on range ses propos dans la rubrique de menace de la sureté de l’Etat, puisque c’est quelque chose trop loin d’incitation à "la négligence" ou à "l’imprudence". 



23/12/2013
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