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Expérience de la presse indépendante au Maroc, d'après les réactions à "Journal d'un prince banni"

 

De l’expérience de la presse indépendante au Maroc

d’après les dernières réactions à: 

Journal d’un prince banni.

 

 

 

 

On peut dire que la presse professionnelle, conçue comme une entreprise indépendante de l’Etat ainsi que des partis politiques et groupes de pression, est née au Maroc avec l’apparition du journal ‘al-Ahdath al-Marhribiya’ en 1998. Le succès rapide de ce journal a fait découvrir un nouveau créneau marchand d’attentes socioculturelles. Par là, beaucoup d’autres parties ont sauté sur le format extérieur pour surfer dessus.

Le manque de nouveaux cadres correspondant à la nouvelle conception aidant, cette nouvelle presse, connue par la suite sous le libellé de "presse indépendante" (mis ou non entre guillemets) a dû évoluer dans une phase de recherche d’identité et de fonction. Une situation complexe s’installe alors relativement à la fonction intellectuelle et sociopolitique de la presse, à sa nature comme entreprise, ainsi qu’à sa forme et son contenu.

C’est ce qu’aborde le présent article, à partir d’un point particulier: la relation d’un prince, Moulay Hicham Alaoui en l’occurrence, à la presse marocaine. Mais, tout d’abord, un bref rappel de l’évolution de la fonction de la presse en général.

 

Arrière plan général

 

Avec les changements socio-économiques qui déclenchent, sur le plan politique, une évolution et un cheminement vers un système démocratique, avec ce que ce système implique en termes d’émergence de l’opinion publique en tant que nouvelle instance d’influence sociopolitique, la presse acquiert une importance de plus en plus prépondérante dans la société moderne. Cette fonction communicationnelle moderne est née dans les sociétés occidentales à l’aube de leurs cheminements différents vers la démocratie, à l’instar mutatis mutandis, de la fonction des orateurs dans la démocratie antique en Grèce par exemple. Dans les deux cas, cette fonction forme l’opinion du publique de l’ensemble du public ayant le statut de citoyen, et l’informe de tout ce qui concerne la gestion des affaires publiques.

 

Ainsi, avec les premiers grands changements socio-économiques, socioculturels et intellectuels qui ont déclenché lesdits cheminements vers les formes de démocraties modernes dans le monde euro-américain, les politiciens réformateurs (De Condorcet, Gambetta, par exemple) ont accordé une grande importance à la fonction et au rôle de la presse dans le processus d’engagement de la société dans un système démocratique et dans l’exercice de la démocratie. Le modèle du droit historique et des prérogatives héritées ayant épuisé, avec l’évolution, toutes ses potentialités et ses capacités à assurer la cohésion sociale, un autre droit lui succède, et a besoin d’instances et de mécanismes pour fonctionner. C’est le droit de la méritocratie comme base d’octroi, à titre individuel, de prérogatives circonscrites, non délégables et encore moins légables; elles sont plutôt révocables.

Ce nouveau droit, établi sur des principes éthiques et philosophiques nouveaux, instaure de nouveaux critères qui permettent de rejoindre l’élite d’une société. Ces critères remplacent les anciens critères d’appartenance préétablie à cette élite en vertu de la seule appartenance à une famille et/ou à une classe de familles. L’ancien système est socialement verrouillé à telle enseigne que même les aventuriers les plus audacieux et "talentueux"  n’y ont pas de chance d’entrer dans l’arène politique à moins qu’ils ne se forgent, de toutes pièces, des identités frauduleuses de lignage noble.

C’est ce qu’a fait par exemple, au Maroc, il y juste un siècle, l’aventurier Jilali Zerhouni dit Rougui Bouhmara, qui s’est fait passer pour un prince, fils obscur prétendu de roi Moulay Hassan-I, pour s’entourer des foules mécontentes entre Taza et Selouane dans le Rif, et disputer militairement la légitimité au pouvoir central du royaume aux temps tumultueux de Moulay Abdelaziz et Moulay Abdelhafid qui ont fini par l’instauration du protectorat français sur le pays. La presse des puissances européennes de l’aube coloniale lui a vite donné la parole au dit aventurier (voir Ici en ar.).

 

Par contre, le nouveau droit de méritocratie ouvre des portes et des canaux dans le tissu de l’organisme social pour l’alimentation et le renouvellement continus de l’élite. Et puisque partout là où il y a des critères comme pré-requis il doit y avoir également des instances d’évaluation, lesdits critères de méritocratie ont besoin d’instances d’arbitrage/évaluation. La plus haute instance de ce genre, pour ce qui est des mandats politiques dans les systèmes démocratiques, est en principe l’opinion publique, telle que celle-ci s’exprime formellement à travers le mécanisme de suffrage universel, mais aussi à travers toutes les formes qui dérivent de ce principe (des élections à différents niveaux, jusqu’aux concours publics des fonctions sectorielles). C’est à partir de là que l’instrument qui crée et façonne l’opinion publique occupe sa position de pierre angulaire dans tout modèle d’édification de la démocratie et de son exercice. Cet instrument là, c’est la presse, sous toutes ses formes et avec tous ses supports d’hier et d’aujourd’hui (pensons à la presse électronique, écrite et audiovisuelle).

 

Mais, comme le relève Charles Bigot, parmi les professions libérales le journalisme est la seule profession où tout le monde peut s’improviser. Les journalistes modernes, tout comme les orateurs antiques, sont des individualités que s’octroient la mission de se mêler aux affaires publiques sans en avoir aucun titre ni aucun mandat. Bigot estime, d’autre part, qu’à cause notamment de cela, entre autres choses, la presse française de son époque présentait deux défauts fondamentaux : l’ignorance et la frivolité (abstraction faite du plan éthique où tout les métiers son égaux en risques).

Pour ce qui est de l’ignorance, on peut par exemple «s’instituer critique artistique ou homme politique» sans qu’aucun corps professionnel ne bronche. La frivolité, qui en ait le corolaire, quoi que renforcée également par le poids de la censure ou/et de l’autocensure, se traduit par l’absence ou «la disparition progressive des articles demandant un certain effort au lecteur, ne serait-ce que par leur longueur» (v. Ici). Cette ignorance et cette frivolité d’une part, et la paresse intellectuelle qu’elle crée et entretient d’autre part chez le lecteur, se nourrissent ainsi mutuellement, pervertissant en fin de compte la fonction de la presse comme instrument de formation d’une opinion publique citoyenne et progressive en principe.

 

Le contexte marocain

 

L’occasion qui constitue le prétexte de l’évocation des idées exprimées plus haut et qui relèvent de l’histoire sociale de la presse en tant que fonction, est celle des récentes et nombreuses réactions journalistiques (avril 2014) fort chargées d’émotion ou de nervosité, qu’à suscitées la parution de livre Journal d’un prince banni;  demain le Maroc, signé: Moulay Hicham El Alaoui. Autant de réactions caractérisées par l’étalage subit et délateur, dans tous les sens, d’un sal linge sordide dont la pétrification s’étale sur une dizaine d’années dans les coulisses de certains milieux journalistiques marocain (v. par exemple Abderrahim Ariri Ici, et Ali Lemrabet dans Akhbar Annas 23 avril 2014 ; p18-19).

C’est un étalage qui lève le voile sur des méthodes suspectes et obscures par lesquelles un large pan de la presse marocaine, dont on ne soupçonnait pas de fil conducteur organique, façonnait systématiquement, en fait, l’opinion publique le long d’une décennie dans un sens donné. N’étant personnellement pas du tout professionnel en la matière, je n’ai aucun élément de détail circonstancié ni à rajouter à cet étalage, ni à confirmer ou à réfuter en ce qui concerne le rapport du prince Moulay Hicham à la presse marocaine, dans le parcours particulier qu’il s’est fait le sien dans l’arène publique ces vingt dernières années (voir à titre d’exemple Ici).

 

Sur le plan de l’évolution des formes et couleurs de la presse marocaine, cette école journalistique à vue le jour sous l’étiquette qualificative de presse indépendante, par opposition à la presse officielle d’une part et à la presse partisane d’autre part. Et c’est ainsi que l’opinion publique l’a accueillie, quoique la littérature des deux autres écoles l’ait toujours cantonnée entre des guillemets-pincettes de suspicion: "presse dite indépendante".

 

Grâce à l’étalage subit de ce sal linge, comme il arrive avec l’implosion interne d’un gang, beaucoup d’aspects généraux et de manifestations particulières se sont montrées au jour comme illustrations de ce qui est mentionné plus haut comme défauts d’ignorance, de frivolité et de manque d’intégrité morale, qui menacent souvent la profession journalistique et la noble fonction de la presse en tant qu’instrument régulateur de formation de l’opinion publique et d’exercice de la démocratie par conséquent.

Il s’est avéré ainsi, entre autres choses, qu’un large pan du discours sur les principes de démocratie, de modernité et de gouvernance rationnelle, commercialisé tout au long de cette période comme autant d’efforts intellectuels réformistes dans le sens de mettre au point de nouvelles bases de renouvellement des élites, des structures et du droit, sur les base de la méritocratie, de la qualification et de la rationalisation, n’était au fond, d’après les révélations consécutives à la désintégration des nœuds de l’écheveau, qu’autant de slogans pervertis et détournés, qui ne servaient que d’écran-étiquette convenable pour le chevauchement et l’intersection de divers calculs d’intérêt du même modèle de conception d’élite à l’ancienne.

Il s’agit de tout un chassé-croisé, à plusieurs temps de confluences conjoncturelles d’intérêts. Des de diverses parties ayant en commun le fait d’estimer avoir fait l’objet d’une injustice (nakba) de l’histoire ancienne et/ou récente quant aux rangs qu’elles croient être les leurs par nature dans la société.

C’est un modèle prisonnier du passé qui réduit l’histoire de la nation aux seules annales heureuses ou malheureuses de cette famille noble ou de celle-là, selon les cas, et dont la méthode en politique consiste, face à "la contradiction principale", à conclure des alliances et des compromis conjoncturels obscurs et à escamoter provisoirement les contradictions secondaires latentes au sein des composantes du spectre de l’élite traditionnelle quelles que soient la nature des étiquettes actuellement affichées aujourd’hui par ces composantes. Les étiquettes, il y en a des étiquettes familiales, partisanes, confrériques, ou un cocktail plus ou moins réussi de tout cela, décliné, en conformité avec le lexique composite du temps, comme indépendantisme, chefferie spirituelle ou intellectualisme libéral, selon les positions particulières de chaque partie.

 

Sur le plan taxinomique formel toujours, force est de relever le fait que l’une des caractéristiques, paradoxalement anachroniques, qui justifient la suspicion affichée à propos de l’identité de l’école de presse dite indépendante, est la place centrale révélatrice qu’y occupe une composante essentielle de la presse traditionnelle (officielle et partisane, d’antan), une composante abandonnée pourtant graduellement et progressivement même par cette presse traditionnelle elle-même sous le poids de l’évolution des mentalités. Il s’agit du composant de l’Edito .

C’est là en fait un symptôme révélateur qui, ne serait-ce qu’à lui seul, trahit la nature de cette nouvelle école de presse et la conception archaïque qu’elle se fait de la fonction de la presse moderne. Une conception où une telle fonction consiste à réfléchir à la place du lecteur et au nom du peuple, au lieu de se limiter à présenter les faits en soumission totale aux normes professionnelles en ce qui concerne l’information et l’enquête et en reléguant même l’analyse à des experts indépendant du staff éditorial.

Cet indice devient plus révélateur de la vraie nature profonde des organes les plus influents de cette école de presse lorsqu’on se rend compte de la répétitivité monotone du SUJET et de l’orientation convergentes de ces éditos.

Comme s’il n’y avait pas dans le pays d’autres causes-thématiques de fond dans des domaines sociopolitiques divers, tels que l’enseignement et l’éducation, la justice, la rente économique et politique, les déséquilibre régionaux et sociaux, les libertés publiques et individuelles, les lois sur les partis politiques et les syndicats et leurs pratiques concrètes circonstanciées, l’université, la recherche scientifique et les média y compris la presse professionnelle et ses pratiques, etc., l’essentiel des éditos de cette école de presse tourne vicieusement, comme de la réclame, autour d’un seul sujet fédérateur de prédilection à l’adresse d’un lectorat frustré et paresseux que seules les grands slogans réconfortent dans sa paresse. Il s’agit du type de régime, abordé et présenté de façon réductrice et personnalisée. Le discours hanté par la thématique de "régime" ne véhicule jamais de contenus positifs portant sur une restructuration rationnelle de l’édifice des prérogatives publiques en termes constitutionnels concrets et pragmatiques. Il préfère plutôt s’attaquer systématiquement et catégoriquement aux éléments symboliques coutumiers de légitimité de ce régime en soi et en tant que tel (la bay3a, la cérémonie d’allégeance, le baisemain, le protocole en général; v. Ici en ar.).

 

Quelle est donc la différence entre les panégyriques matinaux quotidiens d’antan d’un certain feu Moulay Ahmed Alaoui, par exemple, et les oracles funestes nocturnes des éditos de cette école de presse, indépendante vis-à-vis de qui? Elle est porte-parole de quelle partie dont elle reconnait "la voix de son maître" pour que, en son nom, elle juge que tout est pourri en haut exclusivement?

Bref, c’est plutôt d’un ‘Hier le Maroc’ qu’il s’agit dans cette histoire; car même les prophéties de l’échéance fatidique de 2006, qui ont tant préoccupé les ‘analystes’ d’une certaine presse, appartiennent déjà aujourd’hui au passé (v. Ici,).

En conclusion: les aspirations des marocains vers une société moderne, régie par des principes de droit constitutionnel,les privilèges et rentes économiques et politiques n’ont pas de place, est un fait que seule une déconnexion autiste totale vis-à-vis de l’esprit de l’histoire peut rendre imperceptible. Tout l’enjeu, pour la masse des citoyens, est que celle-ci soit suffisamment avertie et vigilante afin que les slogans associés à cette aspiration-là ne soient pas pervertis et détournés pour faire les jeux des différents protagonistes de ‘rangs’ divers, qui se disputent justement de tels privilèges comme legs naturels, par certains commis journalistiques interposés.

A rappeler, enfin, le fait que toute une génération, celle de tous ceux et de toutes celles qui, à partir de la fin des années 90s du 20e siècle, commencent à atteindre l’âge de commencer à lire les journaux, n’ont presque de source pour se constituer une opinion que ce que leur a servi et leur sert cette école de presse, qu’il soit de bon ou de mauvais.



02/05/2014
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