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La machine de la mémoire sélective fonctionne toujours au Maroc

La machine de la mémoire sélective

fonctionne toujours au Maroc

 

                                                                          Mohamed Elmedlaoui

 

Un colloque à saluer

Depuis quelques années, le patrimoine culturel matériel des régions du Sud marocain, Sahara et Sous-Massa-Daraâ, eut un certain regain d'intérêt après tant d'années d'oubli qui ont succédé à l'intérêt ethnographique de l'époque coloniale. Les différents aspects de dégradation rapide consécutifs aux mutations socio-économiques qui affectent l'espace, le tourisme en tête, ainsi que l'éveil d'une certaine conscience socioculturelle aux niveaux locaux, régionaux et nationaux, y seraient pour beaucoup. La dernière manifestation en date à saluer, de ce regain d'intérêt, est un colloque organisé par l'IRCAM (Institut Royal de la Culture Amazighe) en partenariat avec la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines d'Agadir et la Région Sous-Massa-Daraâ. Selon le programme, ce colloque sera inauguré le matin du 12 mars 2009 (FLSH-Agadir) notamment par le recteur de l'IRCAM, premier responsable des institutions organisatrices à faire son allocution.  Le titre du colloque traduit et affiche l'esprit des mobiles et finalités de cette initiative : "Préservation et valorisation du patrimoine culturel matériel du la région Sous-Massa-Darâa".

 

Préserver et valoriser quoi?

Même pour un profane sans aucune initiation au sujet, un seul coup d'oeil sur le programme du colloque est suffisant pour lui donner une idée des trésors patrimoniaux dont regorgent ces régions: une cinquantaine d'interventions qui ne présentent rien de répétitif. Les aspects du patrimoine sont abordés à partir de plusieurs angles et dimensions de genres, d'époques historiques et d'espace géographique (inscriptions rupestres, architecture et aménagement d'espace, bâtiment en pierre ou en pisée, construction de logistique, irrigation, tatouage, tapisserie, bibliothèque, manuscrits, etc.; et ce à Taroudant, Tata, Tiznit, Iligh, Ida-Utanan, Aqqa, Daraâ, Marrakech, etc.).

On a même fait place à certains autres aspects du patrimoine qui relèvent de l'immatériel, tel que la toponymie, et à d'autres où les deux natures du matériel et de l'immatériel interfèrent, comme par exemple l'axe entier consacré aux zawyas (confréries religieuses) qui, tout en représentant un système socioéconomique et socioculturel immatériel, ont souvent un sanctuaire sous forme d'un local à architecture et à aménagement particuliers.

 

La machine sélective tourne pourtant toujours!

Jusque là les choses semblent normales, et l'éveil de la conscience semble effectif dans le sens d'une réconciliation avec tous les éléments de l'identité collective, à travers notamment une rupture aussi bien avec l'oubli total qu'avec une mémoire biaisée et sélective dans un sens ou dans un autre.

Il y a pourtant une dimension que cet éveil que ledit colloque semble traduire continue à taire formidablement en en faisant l'objet d'un mensonge par omission: sur les sept axes définis par le programme du colloque, dont un, le 5e, consacré notamment aux zawyas et mausolées, et sur la cinquantaine de titres d'interventions où des dizaines de mots-clés se dégagent, aucune allusion au patrimoine matériel judéo marocain, très abondant pourtant dans les régions ciblées par le colloque: des dizaines de cimetières riches en inscriptions, livrés aux actes de vandalisme superstitieux des population locales, au labour, à l'extraction de dalles ou aux caprices des spéculateurs fonciers (le dernier cas de Tinghir), des dizaines de petites synagogues en ruine ou en décrépitude, proie au chasseurs de trésors et/ou au pillage de faux touristes ou pélerins collectionneurs, un réseau de mausolées de saints juifs (Rebbi David Ben Barukh près de Tinzrt, Rebbi David U-Mushi près de Marrakech, Rebbi Isak Luria à Talegjount, Sidna Daniel à Talat N'Yakoub, etc.), etc. Et comme par hasard, ou par conséquent, une manifestation spécifique majeure du patrimoine culturel matériel de la région, associée auparavant presque exclusivement aux artisans de la communauté juive semble n'avoir jamais existé à en juger d'après le programme, à savoir la bijouterie d'argent avec ses riches motifs qui restent toujours à étudier (voir à ce sujet le travail en cours de Guila Benlolo). En fait, si on abordait les choses du patrimoine de la culture et de l'histoire d'une façon normale, il n'y aurait aucune raison de géthoiser un pan ou un autre de la culture marocaine dans une rubrique ethnique ou confessionnelle. Mais étant donné la tradition d'oubli et de négation ou se trouve le patrimoine judéo marocain jusqu'ici, une sensibilisation de réhabilitation ne peut se faire qu'en en parlant davantage en tant que patrimoine en danger de disparition. Des fondations et de musées de marque sont heureusement là pour sauver à la machine de l'oubli instituttionnel ce qui a pu l'être; je pense notamment au Musée du Judaïsme Marocain à Casablanca (http://www.casajewishmuseum.com/index.php?page=musee) et au Jewish Moroccan Heritage à Bruxelle (http://www.judaisme-marocain.org/?sec=ccjm).

 

L'absence "brillante" de la dimension judéo marocaine des différents synopsis du colloque est d'autant plus surprenante que l'argumentaire de ce colloque ( http://www.ircam.ma/fr/index.php?soc=manif&nw=o&pg=1&rd=36 ) s'est bien attardé dès le début sur les autres détails des profondeurs historiques de la pluralité marocaine en soulignant que "En fait, le savoir faire local marocain puisant dans son fonds amazigh, s'est durant son histoire enrichi par des apports extérieurs très variés notamment phénicien, romain, arabo-musulman, africain et euro-méditerranéen". Faisant écho à la formule litanique du discours prévalant généralisé, l'argumentaire met en avant des prétendus apports phéniciens et romains dans une zone géographique du pays où ces empreintes sont plutôt pales sinon inexistantes, alors qu'il passe sous silence l'empreinte judéo marocaine qui a marqué cet espace plus profondément et plus densément (Ifran, Aqqa, Iligh, Thalla, Talat N-Yaâkoub, Tifnout, Arazan, Taroudant, Ras-Eloued, Ighil N-ughu, Taznakht, Dades, Tzagourt, Tinghir, Tidili, etc.) que tout autre zone de l'arrière-pays marocain! Un espace socioculturel et géopolitique si ancré  dans l'histoire que lorsque les campagnes arabo-islamiques (futuuhaat) atteigninrent le Nord de l'Afrique, la seule entité dont les hagiographes de l'époque parlaient était le Sous, appellation qu'ils généralisaient à tout le Maroc actuel, le Sous actuel étant appelé Sous Al-Aqsaa ("Le Sous profond").

Les différentes actions et colloques extra institutionnelles (le colloque de Marrakech, 25 mai 2008) ou tenus à l'étranger dernièrement (le colloque de l'Inalco 14 décembre 2008) sur cette dernière dimension du patrimoine ne semblent ainsi avoir rien inspiré aux institutions nationales de vocation au Maroc. Ces dernières donnent l'air d'avoir assimilé, comme fait institutionnalisé, l'usage par défaut qui consiste jusqu'ici à ce que seul le reste de la communauté juive marocaine soit responsable de la prise en charge du patrimoine judéo marocain sans aucune implication des institutions de l'Etat et des organismes socioculturels non communautaires du pays! Comme si la partie des impôts des contribuables qu'affecte le pays à la culture n'est bonne que pour une catégorie des composantes de cette culture et que la prise en charge des autres composantes incombe aux groupes communautaires et ethniques de toutes sortes!

Il semble donc qu'à une mémoire monolithique globale monotone et absolutiste, imposée à tout le monde à un moment, on préfère dorénavant faire figure de tolérance pluraliste de façade en permettant la juxtaposition, en une sorte de cacophonie, de plusieurs mini mémoires communautaires et/ou ethniques non moins monolithiques les unes que les autres et les unes vis-à-vis des autres; à savoir: un patrimoine amazighe (i.e. berbère) célébré par ceux qui se déclarent amazighes, un patrimoine arabo-andalous chanté par ceux qui affichent la fiereté de noblesse de se considérer comme descendants d'Arabie via l'Ibérie, un patrimoine islamique par ceux pour qui l'entité "Maroc" ne saurait être qu'une entorse conjoncturelle à la logique de l'histoire en face de l'avènement inéluctable de la Oumma, un patrimoine juif en exil maure, qui est en passe d'appartenir à l'histoire, et qu'évoquent ou reconstruisent ceux pour qui l'histoire et la politique ont choisi et décidé qu'ils ne soient plus là ou qu'il n'y représentent plus qu'un reliquat en sursit des vicissitudes d'un épisode historique dont les soubresauts laissent à croire qu'il reste inachevé.

 

Où se trouve le blocage?

Qu'attendent alors les institutions de vocation, avec tout leur staff d'experts définisseurs et/ou validateurs de programmes et d'actions culturelles à la lumière de l'esprit que l'on croit avoir inauguré une nouvelle ère?

Faut-il toujours attendre une décision solennelle de tel ou tel ministre pour s'assurer qu'il y a vraiment cette fameuse "volonté politique" tant et partout recherchée et à la concrétisation de laquelle, personne paradoxalement ne se sent obligé de contribuer à titre individuel avec tout ce que cela engage comme devoir éthique à ses propres risques et périls dans la Cité?

Faut-il, concrètement parlant, attendre à chaque fois que le souverain, chef  de l'Etat, intervienne en personne à la place de l'intellectuel et du responsable gestionnaire pour que ceux-ci se fassent par la suite les champions d'une guirlande de slogans verbaux? A en croire un témoignage solennellement fait par un responsable de l'une des institutions organisatrices dudit colloque lors de la rencontre sur "Le judaïsme marocain contemporain et le Maroc de demain" organisée le 23 octobre 2008 à l'Hôtel Hyatt Regency (Casablanca), où ce responsable se proclama disciple de feu Haïm Zafrani qui l'aurait, dit-il, "initié à la culture hébraïque", l'absence curieuse de la dimension judéo marocaine du colloque d'Agadir ne saurait nullement relever d'une ignorance des faits, si cela est d'ailleurs permis dans ces cercles, à moins que le témoignage en question ne fût en réalité qu'une profanation grossière vis-à-vis de la mémoire des morts et une grotesque insulte à l'égard de l'intelligence des vivants, faites sous la pression médiatique de l'événement de Casablanca.

En tout cas, en ce qui concerne l'objet et la morale du sujet de cet article, le souverain marocain, s'est déjà explicitement prononcé sur la question dans sa généralité dans son discours le 17 octobre 2001 à Ajdir à l'occasion de la promulgation du dahir portant création de l'Institut Royal de la Culture Amazighe, co-organisateur de marque aujourd'hui du colloque sur le patrimoine:

 

"A travers cet acte, Nous voulons tout d'abord, exprimer ensemble, notre reconnaissance de l'intégralité de notre histoire commune et de notre identité culturelle nationale bâtie autour d'apports multiples et variés. (…) L'acte que Nous allons accomplir aujourd'hui n'est pas seulement lié à une lecture de notre histoire; c'est aussi et surtout un acte de foi en l'avenir, l'avenir du Maroc de la solidarité et de la cohésion, le Maroc de la volonté et de l'effort, le Maroc de la vertu, de la pondération et de la sérénité, le Maroc de tous, fort de son unité nationale …".

 

En fait, à l'échelle individuelle, le monolithisme culturel, comme psychologie acquise de perception, est compréhensible en tant que produit logique d'un système particulier d'éducation et d'enseignement. C'est dans la mesure où l'éclectisme, sélectif par nature dans un sens ou dans l'autre, caractérise une institution en tant qu'entité morale, que l'affaire devient un problème intellectuel. Elle le devient d'autant plus que l'institution en question se veut réformatrice sinon révolutionnaire dans son domaine de vocation. Beaucoup d'aspects des critiques adressées ces derniers mois à la façon dont le 1200e anniversaire de la ville de Fès a été conçu et réalisé sont bien fondés. Il s'agit, pour l'essentiel, d'une condamnation des conceptions monolithiques dans le domaine de l'histoire et de la mémoire du Maroc; mais de telles conceptions marquent également d'autres actions là où on s'y attend le moins. Arrêtons donc de décrier le monolithisme dans une seule direction!

Quant à l'omission formelle caractérisée dont le patrimoine judéo marocain a fait l'objet dans le programme du colloque d'Agadir, je ne pense pas qu'un rattrapage de redéploiement de dernière minute, le distribuant, par exemple, sur plusieurs axes

pour en parler pour ainsi dire en euphémisme sans le nommer ouvertement, en vertu de la culture "civique" et "citoyenne" de "lihudi hashak!" - puisse constituer la meilleur façon de faire oublier cet "oubli" dont aucun disciple d'un Haïm Zafrani, voir aucun simple vrai citoyen averti, n'aurait jamais eu à souffrir aussi tragiquement. Au lieu d'un tel rattrapage, et puisque le colloque est programmé pour être terminé par une lecture de résolutions, je propose la résolution suivante:

"Etant donné l'état d'abandon institutionnel auquel est livré le pan millénaire judéo marocain du patrimoine national et l'état d'amnésie intellectuelle qui l'affecte dans l'esprit collectif et dans les référence d'éducation, les participant(e)s au colloque d'Agadir sur le Patrimoine Matériel du Souss-Massa-Darâa lancent un appel SOS-Patrimoine à toutes les institutions de vocation pour tout faire pour sauver, sauvegarder et valoriser ce qui reste encore de ce patrimoine; et ce dans le sens notamment de l'esprit du discours royal du 17 octobre 2001 à Ajdir"

 

En relation avec ce texte, le texte suivant:

https://orbinah.blog4ever.com/blog/lire-article-162080-1216689-le_patrimoine_immateriel_marocain__un_lieu_d_inter.html

 

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07/03/2009
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