Un patrimoine musical judéo-berbère menacé de disparition
Un patrimoine musical judéo-berbère menacé de disparition (1)
Un patrimoine réparti entre écrit et oral
Les berbères ont traversé l’histoire grâce à une sorte d’ambivalence identitaire paradoxale: à chaque fois, ils s’approprient des éléments de cultures exogènes, les assimilent sous toutes formes de syncrétisme et finissent par en revigorer leur propre identité, qui leur a assuré tant bien que mal leur place dans l’histoire. Cet usage particulier systématique, fait des éléments des cultures exogènes, y compris l’élément de la culture de l’écrit, a fait qu’une dichotomie fonctionnelle entre tradition savante à base de documents écrits d’une part, et tradition orale d’autre part, s’est établie en matière de transmission du patrimoine berbère global a travers les âges. Cette pérennité identitaire assurée paradoxalement par une sorte de fascination vis-à-vis des cultures exogènes qui frôle parfois une aliénation inhibitrice (abandon de prénoms d’origine, fabrication d’arbres généalogiques légendaires, etc.), a donné lieu à une historiographie générale assez controversée, mais fascinante en même temps à cause de ces caractéristiques précisément. Elle est fascinante en cela qu’historiens et faiseurs et/ou amateurs de légendes y trouvent tous leurs terrains de prédilection et leurs comptes.
De la légende et de la réalité
Parmi les exemples de cette interférence inextricable entre historiographie et légende, qui animent des controverses sans fin, toute la littérature sur les ‘Juifs berbères’, ou ‘Berbères judaïsés’, ou toute autre expression ou concept apparentés. Pourtant, lorsqu’on se limite aux simples faits des rapports concrets judéo-berbères, circonscrits et saisis indépendamment de tout intérêt et de tout souci phylogénétiques préalables sur quel plan que ce soit, ces rapports s’avèrent concrets, riches et multiformes à travers les époques.
En fait, par réaction vis-à-vis des envolés pittoresques des passionnés de la légende en la matière, certains chercheurs finissent par douter de l’historicité de toute dimension concrète d’une entité judo-berbère quelconque, que ce soit sur le plan ethnique, confessionnel, linguistique ou artistique, à telle enseigne par exemple, que jusqu' à la fin des années 90s du vingtième siècle, beaucoup d’échos de mémoire faisant état de certaines réalités judéo-berbères, dont l’historicité remontait pourtant à peine à une quarantaine d’années, commencèrent déjà à présenter les caractéristiques et les symptômes d’une légende : tout le monde en parlait vaguement sur la base d’un ouï-dire, soit avec nostalgie, soit avec indifférence ou mépris, mais personne n’arrivait à convaincre de son attitude par une documentation conventionnelle et une argumentation solide.
Cela fut le cas notamment de la musique rurale berbère dite ahwash parmi certaines communautés juives du Maroc. Or, depuis le travail ethnomusicologique pionnier de terrain, fait par Sigal Azaryahu (1999) et décrivant ces cérémonies musicales villageoise dans une approche contrastive chez les habitants de certaines localités d’Israël (Aderet et Shokeda, notamment) et chez les habitants de leurs localités d’origine dans le Haut Atlas (Tidili notamment) au Maroc, la réalité d’une tradition de musique ahwash parmi certaines communautés juives marocaines a bien été soustraite à la controverse et à la légende. Même la musique des ‘rays’ instrumentistes juifs berbères a été documentée grâce à ce travail (notamment les deux rays, Baruch Ben David de Petah Tikva et feu Shalom Swissa de Beer-Sheva).
Un patrimoine musical menacé d’extinction en Israël
Mais, contrairement au cas des musiques urbaines en général, et des musiques savantes (gharnati et andalouse) en particulier, qui ont toujours été associées au patrimoine écrit de par leurs textes, le dressement de leurs répertoires et les biographies de leurs artistes notoires, la musique rurale qu’a été et que demeure encore d’aujourd’hui l’ahwash au Maroc même, n’a pas pu se régénérer proprement dans la société israélienne en se ré-institutionnalisant en adaptation avec les nouvelles définitions du temps social et des nouvelles fonctions socio-économiques en vigueur sur place. D’après les conclusions formelles faites par l’étude menée, ainsi que d’après les impressions directes que laissent les documents vidéo enregistrés même chez le profane, la pratique de l’ahwash en Israël présente aujourd’hui tous les symptômes d’un patrimoine immatériel menacée de disparition si rien d’institutionnel n’est fait pour contrecarrer l’impact des changements brusques d’environnement socio-économique et socioculturel.
Alors qu’orchestres modernes, producteurs, associations d’ami(e)s et conservatoires pour petits enfants se multiplient en Israël pour les musiques citadines savantes d’origine maghrébine en général et marocaine en particulier (v. par exemple http://www.andalusit.org/), rien de tel pour l’ahwash, qui continue d’agoniser dans de petites localités parmi les membres d’une génération de migrants dont les plus jeunes sont déjà sexagénaires, qui souffrent d’ailleurs et en plus, de toutes les inhibitions et de tous les blocages causés par les premiers traumatismes d’une intégration qui n’a pas toujours été facile. Car ces gens n’ont pas souffert, sur le plan identitaire, uniquement de tout ce que fut le lot de la communauté séfarade dans son ensemble et de la communauté nord-africaine en particulier sur le plan du marché des valeurs symboliques; ils ont rajouté à tout cela la malédiction atavique propre d’être de simples "chleuhs" grossiers et obstinés (qashe ‘oref, en hébreu), véhiculée par la culture dominante au Maroc, et que la diaspora juive marocaine dans son ensemble a transposée en Israël même, après l’émigration. «Il y a eu là comme un refoulement chez les juifs berbères immigrés en Israël quant à leur passé, dû sans doute à plusieurs raisons : leur nouvelle identité israélienne acquise aux dépens de leur précédente identité, les préjugés et quolibets qui frappaient et frappent encore les chleuhs (même en Israël)», précise feu Shlomo Elbaz à ce sujet. Ce qui rend enfin de compte toute expression culturelle identitaire chez eux sujette à toutes sortes de blocage psychosocial. Que dire alors des chances de transmission de ces dimensions identitaires ? Dans de telles conditions psychosociales, même le fait de parler ou d’avoir parlé le Berbère devient une nudité qu’on essaie de cacher. «Lorsqu’on demande [à ces informateurs] s’il y avait des endroits où l’on parlait le Berbère comme première langue, presque tout le monde répondait à l’affirmative, mais en rajoutant toujours : "Pas dans notre communauté" (de façon à ne pas apparaître provincial aux yeux de l’investigateur)», précise Golfberg.
Pourtant, la génération pionnière de ces immigrés ‘chleuhs’ établis sciemment depuis le début dans des zones de labeur agricole, pour le bien de l’Etat naissant, n’a jamais complètement renoncé dans ces espaces intimes à ses cérémonies d’ahwash des hauteurs de l’Atlas. Pour toute occasion agricole (moisson), sociale (mariage, naissance) ou confessionnelle (bar-mitsva), on allume le feu de joie, on chauffe les tambourins, on se met en rang d’hommes et de femmes ou en ronde et on commence à échanger, en une suite de rôles solos en style récitatif oratorial, des vers d’un ancien répertoire de chants d’ahwash avant de faire signe aux batteurs de tambourins assis en groupe, et attendre que les coups d’essai de ces tambourineurs finissent par se stabiliser sur un rythme quinaire 5/8, pour se mettre en branle et danser, hommes et femmes, tout en chantant des airs pentatoniques en refrain, tout comme cela se fait encore dans les hauteurs de l’Atlas, mais déjà à quelques altérations près en ce qui concerne le costume et la disposition de la scène du spectacle.
En fait, quoique bimillénaires, les communautés juives du Maroc n’ont pas développé de musique proprement ethnique comme en Europe de l’Est ou au Yémen par exemple. Leurs musiques ont toujours été les musiques du pays, partagées abstraction des dimensions confessionnelles, le vers suivant constituant l’ethos :
«a ddin iga win rbbi, ahwash i-g i-kiwan»
(“La religion appartient à Dieu; ahwash est une affaire de chacun”).
Et pour ce qui est de l’ahwash plus particulièrement, dont la joute par échange de vers improvisés constitue l’une des dimensions essentielle, les séances les plus réussies – raconte-t-on encore aujourd’hui dans certaines localités du Maroc (Ighil n-Oughou, Tifnut) - ont toujours été celles où ces joutes poétiques, qui émaillent la danse collective, opposent un versificateur juif et un versificateur musulman. A la fois, une manifestation de joie et de satisfaction artistique collective et aussi une thérapeutique en quelque sorte, qui consiste à sublimer dans le chant, l’humour et la danse, toutes sortes des tensions socio-ethniques inhérentes à toute distribution de tâches et de fonctions socio-économiques entre groupes ethniques dans un espace de complémentarités socio-économiques et socioculturelles (Montagne vs. plaine; campagne vs. ville ; Musulmans vs. Juifs ; Berbères vs. Arabes, etc.).
----------------------------------------------
(1) Une première version de ce texte, illustrée d’une photo par Sigal Azaryahu montrant une séance d’Ahwash judéo berbère dans une localité en Israël, fut été publiée à la page 42 du n° 318 (23 nov. 2007) de l’hebdomadaire marocain
(2) Institut Universitaire de
Site professionnel <http://www.iurs.ac.ma/iurs/Elmedlaoui.htm>.
Site journalistique <http://www.rezgar.com/m.asp?i=1854>.
Inscrivez-vous au blog
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 345 autres membres