(EN FRANCAIS) De l'affluent hébraïque de la littérature marocaine
De l’affluent hébraïque de la littérature marocaine
C’est quoi, une littérature marocaine aujourd’hui? Lors de la table ronde ‘Immigration et Littérature’, organisée le 20 février 2009 au SIEL de Casablanca par le CCME, j’ai tenu à rappeler une idée que j’avais exprimée pour la première fois lors d’une lecture promotionnelle d’un ouvrage de feu Simon Lévy organisé par une librairie de Rabat en 2001. J’y avais avancé l’idée qu’il était temps de faire une place, dans les cercles d’études littéraires et dans les curricula universitaires marocains, à ce qu’il convient d’appeler « Littérature marocaine en diaspora » (en français, arabe, amazighe, anglais, néerlandais, etc.). A l’intérieur de cette dernière rubrique et en intersection avec elle, il y a un aspect particulier à ne pas perdre de vue: « la littérature marocaine d’expression hébraïque« . Car, en plus de ses diverses manifestations ancestrales (cf. les écrits de H. Zafrani, M. Bar-Asher, J. Chetrit, A. Chahlan, A. Chahbar, J. Tedgui, S. Lévy, M. Elmedlaoui, etc.), c’est une littérature vivante et florissante qui continue bel et bien à exister aujourd’hui sous d’autres formes et en d’autres conditions où elle participe notamment à la présence marocaine dans le monde. Ce qui fait sa marocanité d’aujourd’hui, dans le cadre de la pluralité culturelle et linguistique du Maroc, consacrée récemment dans le préambule de la Constitution du royaume (« l’affluent hébraïque« ), ce sont – mutatis mutandis– les mêmes critères qui font, par exemple, des œuvres d’un Driss Chraïbi ou d’un Tahar Benjelloun et autres ce qu’on appelle communément « Littérature marocaine d’expression française» .
Transcendant les dimensions de territorialité, dans le nouveau paysage globalisé, ces critères – pour ne parler que des genres narratifs – seraient, entre autres: le type d’histoires, de mythes, de légendes, de personnages, d’us socioculturels, de calque de styles, tournures et expressions, d’idiomes et métaphores, de toponymie et onomastique, de temporalités et rythmes sociaux, de voix, d’odeurs, de couleurs, etc., tous différemment exprimés dans la pluralité linguistique ancestrale du Maroc et exprimant tous, dans leur globalité, les différentes représentations du fait et de l’effet marocains, en fonction des expériences personnelles et collectives des auteurs, de leurs bagages intellectuels et de leurs formatages idéologiques.
D’après ces derniers critères, les œuvres d’un Gabirel Ben Simhon, d’un Asher Knafo, d’un Serge Ouknine, d’une Shoshana Ruimy, d’un Moshe Bar-Hen, d’un David Almoznio, d’un Nehoray Shetrit, etc., ne diffèrent en rien, sur ce plan, des œuvres traditionnellement admis comme « Littérature marocaine d’expression française » par exemple. Et s’il s’avère que les lieux de résidence et/ou les pièces d’identité de l’auteur doivent compter pour argument littéraire dans une théorie de classement de littératures nationales (française, anglaise, espagnole, américaine, italienne, égyptienne, libanaise, persane, chinoise, etc.), cela sera également applicable aux plus grandes autorités de la ‘littérature marocaine d’expression française’ entre autres, bien établie pourtant comme concept.
Je me limite ici – juste à titre d’exemple – à dire un mot de l’œuvre marocaine de l’écrivain universitaire, fils de Sefrou, Gabriel Ben Simhon; car c’est l’œuvre que je connais le mieux pour en avoir traduit une quinzaine de nouvelles de l’hébreu en arabe, dont quatre publiées récemment.(1) C’est une œuvre (pièces de théâtre, romans et nouvelles) pour laquelle ce sont des lieux marocains divers, comme Sefrou, Fes, Hoceima, Chaouen, Tanger, Aït Bouguemmaz, Zagoura, etc., qui servent d’espaces sociogéographiques et humains de fantaisie littéraire.
Pour situer brièvement ce volet de l’œuvre de Ben Simhon (qui est en plus prof de cinéma et de TV, spécialiste du cinéma italien, de Pasolini et de Fellini notamment), je me contente de donner la traduction de quelques extraits d’une sorte de manifeste autobiographique intitulé « L’Est et l’Ouest dans ma création théâtrale » (je traduis de l’hébreu), que l’auteur a rendu public au mois de février 2011; un manifeste où il circonscrit notamment une situation d’ »entre deux chaises« , qu’il estime être réservée par les vicissitudes de la vie et de l’histoire, à son œuvre: une œuvre fortement traversée et imbibée de l’esprit marocain de l’extrême Occident de l’ancien monde, mais qui est paradoxalement classée, au cœur même du Moyen Orient, comme un exotisme ‘oriental’! Voici ma traduction de ces extraits:
«… A part ma pièce « Un roi marocain« , qui fut présentée dans la ‘Bima’ [i.e. Théâtre national israélien, en 1980], aucune autre œuvre des mes soi-disant ‘orientales’ n’a été présentée dans un théâtre israélien homologué ! (…). Le théâtre israélien est incapable d’appréhender la portée de mon œuvre. Mes métaphores, mon style, ma langue,(2) ainsi que l’autre monde que je porte en moi, sont, pour ce théâtre, des choses difficiles à digérer et à assimiler. Ce sont des choses qui reflètent une beauté plus splendide que ce que l’on peut concevoir dans un espace trop étroit pour être supportable.
Il s’agit, en fait, d’une synthèse singulière entre l’Est et l’Ouest, et entre l’Orient et l’Occident. Ce mariage original et heureux entre une fantasia bédouine et un ordre moderne et une logique rationnelle, entre la légende et le réalisme (…), constitue une source d’inconfort pour ce théâtre (…). A vrai dire, ce théâtre ne s’est pas encore rendu compte qu’il se trouve, sur le plan géographique et humain, au cœur de l’Orient. Il perçoit l’espace de son environnement à travers le lorgnon de l’esthétique européenne, comme s’il se trouvait à Berlin, à Vienne ou à Londres (…). Ce qui est sûr, c’est que ce théâtre traverse actuellement une phase où je ne m’inscris pas personnellement. Car, moi, je suis un berbères descendant des Berbères de l’Atlas. Je suis rétif d’humeur et champêtre de nature. Je ne suis ni partisan ni engagé. Je me retranche en solitaire dans mon propre donjon; et de là, je m’emploie à défendre le pourtour de mon foyer par la force de mon sens d’humanisme. Personne ne me doit rien, et je ne suis tributaire de rien à personne. Je suis hors de tout clan, ligue ou parti. Je travaille en solo, hors de toute équipe commandée, et sans aucun chef commandant. Ceci peut paraître contraire à la nature humaine; mais ma langue est extrêmement riche, et trop complexe pour qu’on s’y accommode facilement. Elle dérive de sources juives, arabes, européennes et israéliennes. C’est une potion extrêmement dure à ingurgiter: une beauté plus splendide que ce que l’on peut concevoir dans un espace trop étroit pour être supportable». (Voir. l’original en hébreu)
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(1) M. Elmedlaoui (2012) raf3u l-hijaab 3an maghmuuri ttaqaafati wa l-‘aadaab (Prix du Maroc-2012)
(2) Les textes hébraïques de l’œuvre marocaine de Ben Simhon sont truffés d’idiomes et expressions en judéo-arabe marocain.
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