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L’apport de la communauté juive au patrimoine musical marocain

L’apport de la communauté juive

au patrimoine musical marocain (1)

 

Mohamed Elmedlaoui (2)

 

 

Un peu comme l’athlétisme marocain, les musiques marocaines sont devenues depuis quelques années - et encore plus que la littérature marocaine, le cinéma marocain, les arts plastiques marocains, le tapis marocain, la haute couture traditionnelle marocaine ou la cuisine marocaine - une dimension essentielle de la nouvelle présence marocaine dans le monde.

 

Cela est dû, peut être, à l’étendue plus large de l’éventail du public que le sport et la musique peuvent atteindre aussi bien horizontalement que verticalement, surtout avec le développement rapide des moyens de diffusion et de télécommunication. Mais c’est surtout la mobilité de l’élément humain qui y est pour beaucoup. Il s’agit donc, d’un domaine où les enjeux ne sont pas minces, et qui nécessite, à cause de cela, une politique et une diplomatie culturelles conscientes et réfléchies de gestion, de promotion et de mise en valeur de ce nouvel aspect de la présence marocaine dans le monde.

 

            Les premières manifestations attestées de la musique en tant que mode de présence culturelle du Maroc des temps modernes à l’étranger remontent à la fin du 19e siècle, où les troupes d’acrobates de Sidi Hmad ou-Moussa dits ‘ihyyaDn’ sillonnaient le Maghreb avec rythmes de tambourins et mélodies de flûte comme accompagnement de leurs prestations. Certaines d’entre ces troupes ont même été signalées en Amérique du Nord à la même époque (Ghita Ali Semlali (2001) "Excerpt from ‘Ali Back Home’").

 

Les autres manifestations de cette présence, qui ont suivi étaient toutes liées à la constitution progressive d’une diaspora marocaine à l’étranger. Dans le cadre d’une extension de l’aire de déploiement du phénomène troubadour de ces bardes dits rways de l’espace du Tachelhiyt, on a d’abord assisté depuis les années trente du 20e siècle à l’émergence de l‘amuddu’ ("voyage") comme thématique de la chanson amazighe chleuhe de ces rways, d’où, par exemple, la tradition de l‘muddu n-bariz’ ou du ‘hijj’ ("voyage pour Paris", "Pèlerinage [à la Mecque]", respectivement) comme passage obligé dans les répertoires de beaucoup d’entre eux.

 

Par la suite, et avec l’élargissement des zones et des milieux sources de l’émigration marocaine, ainsi qu’avec l’évolution des catégories sociales touchées par le phénomène, d’autres genres de la musique marocaine, tels que la chanson populaire puis le malhun traversent les frontières pour s’installer outre-mer en réponse aux besoin d’une diaspora marocaine en pleine expansion.

Mais ce fut la grande émigration en masse et en vagues successives de la communauté juive marocaine, principalement vers Israël, mais aussi vers l’Europe (surtout, la France), le Canada, les Etats Unies et l’Amérique du Sud, qui a marqué un tournant dans ce sens. C’est plus que naturel qu’avec une telle migration en masse et en si peu de temps, le patrimoine musical de la patrie natale devienne un bagage non encombrant, encore moins encombrant pour cette communauté que les mezzouzot, les siddurim, les arbres généalogiques ou les kettouvot. Cela d’autant plus que son intégration, surtout en Israël, a dû peiner pendant longtemps pour s’opérer.

Avec cette émigration particulière, presque tous les genres majeurs des  musiques marocaines se sont expatriés et se sont fait une nouvelle vie outre-mer ; qu’il s’agisse de l’Ahwash du Sous (v. n° 318 de La Verite ; p.42), de la chanson citadine populaire ou du Malhun, de la Taqtuqa  Jabaliya, du Maroco-andalous ou du Maroco-gharnati.

  

Attitude ambivalente de la société

Ce dernier pan de l’implantation outre-mer de la musique marocaine pose plus d’une question ethnomusicologique et socio-historique pour toute entreprise sérieuse de mettre au point une politique réfléchie de la gestion, de la promotion et de la mise en valeur de ce nouveau mode de présence marocaine dans le monde que  sont devenues les musiques marocaines en général.

En fait, on est loin, surtout dans les milieux concernés au Maroc, d’avoir une idée proche de la réalité en ce qui concerne l’histoire ethnomusicologique de l’évolution des genres musicaux citadins au Maroc. Il y a surtout cette ignorance formidable dont l’apport historique de la communauté juive au développement des arts musicaux savants au Maroc a fait l’objet de la part des spécialistes marocains et que regrette notamment le chercheur Mohamed Haddaoui en ces termes (je traduis de l’Arabe):

 

«La plupart des chercheurs en matière du patrimoine musical marocain ont abondamment traité plusieurs sujets et se sont attardés sur toute sorte de détails qu’ils rencontrent afin de prouver que le Maroc regorge de genres musicaux authentiques; mais l’on constate, malheureusement, qu’ils ignorent l’apport de la communauté juive marocaine, l’évitent et l’ignorent sciemment ou par ignorance ». ("baSamaat al-yahuud al-maghaariba fiy-tturaathi al-musiiqii al-gharnaatii”).

 

En fait, à part certains panégyriques tels que la Burda et la Hamziya, ou certains ‘adkaar’ et ‘tahalil’, textes de prières informelles récités avec des mélodies codifiées par tradition et perçues comme expression de l’émotion de piété (khushuâ) plutôt qu’en tant que  manifestation  de l’art musical, la musique, surtout dans son aspect instrumental, a toujours été, selon les conjonctures, sinon formellement frappée d’ostracisme de la part de l’élite musulmane sur la base des jugements des certains fuqaha, au moins elle est considérée comme une manifestation de dégénérescence des mœurs.

Dans le cadre donc d’une ambivalence qui a, le plus souvent, caractérisé les attitudes de la société musulmane vis-à-vis de plusieurs aspects de l’art et du savoir vivre que développe la civilisation, c’était plutôt la communauté juive qui a pu entretenir au Maroc sans complexe - pour ainsi dire - le patrimoine musical maghrébo-andalous, qui est un patrimoine d’élite peu accessible au petit peuple qui échappe relativement à l’emprise des fuqaha. Elle l’a entretenue aussi bien à l’intérieur de ses propres espaces intracommunautaires que dans les sphères privées des cours royales et des palaces de notables musulmans de certaines villes (Tetouan, Fes, Sale, Essaouira). Cette fonction artistique, inséparable des manifestations de la civilisation, mais faisant l’objet d’une ambivalence d’attitude de la part de l’idéologie de l’Etat dans un pays musulman comme le Maroc, rappelle d’autres fonctions telles que celles des services bancaires, de frappe de la monnaie, d’orfèvrerie, etc., toutes nécessaires pour fonctionnement de la société et de l’Etat mais que ladite ambivalence pousse tacitement à "faire assumer" aux non musulmans. Rien d’étonnant donc à ce que, parmi nous, Marocains, les dépositaires de la culture des psaumes du roi David, que l’on (se) représente toujours avec son kinnur ("lyre" en hébreu), soient les plus disposés culturellement à pérenniser une tradition musicale savante à une époque ou le Maroc baignait dans la culture dominante du bas Moyen Age musulman . Les voix artistiques les plus notoires parmi cette communauté, ont ainsi souvent été celles de grands rabbins, de David Hassin le Meknassi du 18e siècle (1722-1792) à Haim Look le Casaoui de nos jours, en passant par Rabbi David Bouzaglo (1903-1975) le Saouiri-Casaoui.  

 

Elèves et disciples

Et pour donner un exemple concret de la façon dont se passent les choses dans le domaine du maintien au Maroc de la tradition musicale savante notamment, il n’y a pas mieux que le témoignage fraîchement apporté par l’un des fils d’Essaouira précisément, le chantre Abderrahim Souiri que nous avons eu le plaisir d’écouter hier soir. En parlant de l’historique de son engagement dans le monde du chant andalou notamment, il expliqua lors de l’émission du dimanche 14 octobre 2007 du programme arabophone  dikraa wa hikaaya de Radio Méditerranée International, qu’il s’agit d’un héritage qu’il eut de son père, feu Boujemaa Souiri, surnommé Shliyeh (lit. "petit berbère"). Il expliqua que son père était un muezzin d’une magnifique voix qui réveillait les fidèles - Musulman et Juifs - à la prière du marin, et qu’ayant remarqué la qualité de sa voix, certains professionnels de la musique andalouse parmi la communauté juive de la ville en avaient parlé une fois avec admiration au Pacha d’Essaouira lors d’une soirée qu’ils avaient animée chez lui. Le Pacha  leur promit de le mettre en contact avec leur ensemble musical, et c’est de là qu’il eut l’art qu’il a transmis par la suite à ses fils. Mais, pour bien situer ce témoignage, rappelons aussi tout de suite celui fait juste hier soir (1 nov. 2007) par le rabbin chantre, le magnifique Haim Look, lorsqu’il s’est proclamé sur scène comme élève et disciple du maître feu Abdessadek Cheqqara auquel nous rendons hommage aujourd’hui.

 

Une audience d’élite

Aujourd’hui, des orchestres philharmoniques modernes de haut de gamme (notamment : hattazmuret ha-andalusit haisraelit d’Asher Knafo et Anda-El Andalusian-Israel Orchestra d’Avi-Eilam Amzalag, tous deux d’Essaouira) sillonnent le monde avec des agendas des plus chargés, pour faire écouter de magnifiques musiques, marocaines à l’origine (‘Ala’, Gharnati ou chaâbi) quoique diluées sous diverses nouvelles identités acquises et appellations génériques ("musique andalouse", "musique orientale", "musique judéo-arabe", "musique sépharade", "musique mizrahi", etc.) à un auditoire d’élite influente qui se mondialise de plus en plus. Mais tant mieux, et cela est tout à fait naturel et va dans le sens de l’ordre même des choses: les anciens physiciens disaient que la nature a horreur du vide ; et un hadît du Prophète stipule que quiconque aurait mis en valeur une terre "morte" a le droit de se l’approprier ("man ‘ahyaa ‘arDan mawaatan fa-hiya lah"). En plus, c’est bénéfique, tout cela pour la musique en elle-même abstraction faite des copyrights historiques. Et à cet égard, nous saluons tout particulièrement le grand virtuose du doigté, le sympathique Maurice El-Medioni, mémoire vive itinérante des ruelles, cafés et personnages de la vie quotidienne de sa ville natale Oran, qui, après avoir sillonné le monde, et tout en venant pourtant de loin, n’a pas oublié de nous rappeler à nous ici au Maroc, hier soir (2 nov. 2007) sur scène, doigté et vocalise à l’appui, ce que nous avons trop tendance à oublier facilement sous les souffles des vents dévastateurs de l’Ouest et de l’Est, notamment ceux du Nil et le Golf, à savoir : revisiter, par exemple, le répertoire d’un certain Houcine Slaoui avec piano et orchestre cette fois dans une ‘sahra fanniya’ en vif, cette forme artistique que l’on a d’ailleurs appris, ces derniers temps, comme tout bon élève, à rebaptiser ‘sahariya fanneyya’, pour mieux rimer avec "La Voix de Son Maître" et se mettre au diapason du vent ‘chergui’ du Levant. Revisiter cet artiste visionnaire qui a chanté aussi bien les campagnards (‘laârubia mjebbdin’) et les gens d’antan (‘mahla nnzaha mâa nnas lqdam’) que les Americains (‘kamon baybay’), sans oublier les hauteurs de Tanger la cosmopolite (‘a tanja ya lâalya’) ni les chants des vagues de l’Atlantique (‘ya mawj ghanni’), mais qui a disparu de la circulation depuis que le pauvre Aynin Elmerna (litt. "Yeux de merlan") n’anime plus les places publiques, ou  halqa, des médinas et des souks de l’arrière-pays par sa voix roque et son guembri qu’il ne cessait de répéter qu’il en avait joué avec le grand Slaoui. 

 

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(1)  Texte d’une contribution faite au forum Patrimoine musical judéo-arabe, tenu le 2 nov. 2007 à Dar Souiri (Essaouira) dans le cadre de la 4e édition des Andalousies Atlantiques.. Publié dans les pages 41-42 de numéro 320 (8-14 d&c. 2007) de l’hebdomadaire  marocain La Verité.

(2)   Institut Universitaire de la Recherche Scientifique.

         Site professionnel   <http://www.iurs.ac.ma/iurs/Elmedlaoui.htm>.

         Site journalistique   <http://www.rezgar.com/m.asp?i=1854>.



15/12/2007
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