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(En français) La Sorcière de Salé et le Chat Noir: une petite histoire marocaine

La Sorcière de Salé et le Chat Noir

Une petite histoire marocaine

 

 

Le 31 mars 2016, une énième action de justice de la rue a eu lieu au Maroc. Une énorme foule de jeunes est subitement sortie de l’on ne sait où pour faire irruption dans le domicile d’une femme à la ville de Salé, qu’elle accuse, sur ouï-dire, de pratiquer la sorcellerie: elle aurait cousu la bouche d’un pauvre chat après y avoir glissé la photo d’un jeune pour l’ensorceler. La vidéo de l’horrible scène d’effraction du domicile (v. Ici) a vite fait le tour des réseaux sociaux et les commentaires affluèrent, de toute sorte, de toute teneur et niveau intellectuel. Dans sa page FB, l’anthropologue, Mohammed Ennaji, réagit à chaud en ces termes:

[La sorcière et le chat noir.

Au fait les gens qui s’en sont pris à la "sorcière", était-ce pour la pratique de la sorcellerie, qui est assez banale chez nous, dans les milieux populaires comme chez les classes aisées, ou bien pour la défense du droit des animaux au vu du chat noir à la bouche cousue? Je tiens quand même à être bien informé avant de condamner et de défendre une cause dont je ne sais rien des tenants et des aboutissants]

 

Des jugements et explications abondent. Comme d’habitude, il y en a qui procèdent des théories de conspiration: de la série d’agression de femmes pour leurs tenues, des homosexuels dans la rue ou à l’enceinte de leurs domiciles, … tout cela ne serait que des choses provoquées et dirigées. J’ai réagi de mon côté à chaud à cet épisode en ne considérant rien que les faits observables en surface et sans chercher à en savoir les tenants et aboutissements, choses qui dépassent mon champ de vison en tant que simple observateur profane en matière de sociopolitique. Une réaction qui se résume en l’idée suivante:

 

Que les faits consommés et observés soient ou non provoqués, dirigés ou télécommandés par une force quelconque ("Services Spéciaux" d’ici ou de là, "Parti Occulte’ ou "Parti Parallèle" ou bien Force du Mal tout court), ces faits sont là, en tout cas, gros comme des montagnes, avec leurs significations de fond, indépendantes des intentions et circonstances; car en fin de compte, on ne provoque que ce qui s’y prête par prédisposition, et on ne dirige que ce qui est dirigeable, et dans le sens de ses prédispositions. Autrement, pourquoi les différentes manifestations et incarnations de la Force du Bien (sans l’existence de laquelle, l’autre Force perd sa raison conceptuelle existentielle) ne nous surprennent jamais en provoquant subitement des faits bénéfiques au sein des masses amorphes de la société marocaine?, A moins que, même dans ce mode de représentation de la condition de l’homme, on ne se résigne à reconnaître précédence à la Force du Mal comme fatalité. J’ai formulé cette idée générale en l’articulant autour des sept points suivants:

 

A propos de l’épisode de "la Sorcière et le Chat Noir"

 

1- On n’a pas besoin de connaître le détail des circonstances de ce qui s’est passé pour tirer une conclusion: une société qui replonge et se ré-engouffre subitement dans le fond du tartare de son passé-récent anthropologique de société primitive régie par l’instinct agressif à l’échelle individuel et de groupe, tel que cet état de société fut décrit par Thomas Hobbes entre autres.

 

 2- La sorcellerie!, Quoi donc en fin de compte? Une dimension culturelle et un mode de représentation de la condition de l’homme, parmi d’autres modes (le mode rationnel par exemple), qui traverse les sociétés de tout temps quel que soit leur niveau d’évolution. Dans la société du pays cartésien par exemple où l’on ne décrète pas les tendances psychosociales mais où l’on réglemente plutôt les rapports et clientélismes auxquels elles donnent lieu, toutes les pratiques de ce que le langage courtois édulcore sous l’appellation de "voyance" sont réglementées en tant que profession libérale comme les autres et ont par conséquent un statut juridique (v. Ici). De là par exemple, ces différents stands de voyants et de voyantes avec leurs ordinateurs et Smartphones et équipements sophistiqués qu’on trouve dans beaucoup de salons et foires dans ce pays, ainsi que ces distributeurs de cartes de visite de marabouts aux titres de ‘Haj X’ ou ‘Professeur Y’ que l’on distribuent publiquement là bas sur les trottoirs et aux bouches de métros sans risquer d’être interpellés légalement et encore moins d’être ne serait-ce inquiétés par un public trop affairé pour se mêler aux affaires des particuliers.

Dans la société marocaine, les conjoints de toutes les couches sociales ont recours à la voyance (pour ne pas dire sorcellerie; comme on dit ‘technicien de surface’ pour ne pas dire ‘éboueur’) pour rétablir de l’ordre dans leurs rapports intimes et/ou de ménage. Des leaders politiques y recourent également pour gagner les élections et/ou pour envoûter leurs concurrents, tout comme les hommes et femmes d’affaires et les hauts cadres s’en servent également pour conjurer les mauvais tours de leurs carrières. Dans la sphère qui est mienne, je connais même un collègue, haut cadre académique instruit en plusieurs langues et responsable administratif à l'époque, qui a traversé des moments difficiles dans sa carrière administrative et qui a tenu un jour à me montrer l’endroit du châssis de sa voiture où selon lui, sur une alerte d'un faqih qui lui avait signalé où aller chercher, il avait fini par trouver le gri-gri qui, selon lui toujours, l’avait plongé dans la tourmente et que ledit faqih a neutralisé par la suite. Il était persuadé que c'était des agents de l'entourage de ses supérieurs immédiats qui avaient tout fait sur ordre de ces derniers!

 

3- S’il y a tellement de sorciers et de sorcières, plus ou moins gentils, plus au moins méchants et plus ou moins médiatisés les uns que les autres, c’est justement, comme pour le cas de la prostitution par exemple, à cause du fait qu’il y a une large clientèle et une forte demande sur le marché. Et, si l’on en passe, par exemple, l’un ou l’une de ces sorciers et sorcières par les armes dans une place publique ou que l’on le livre ou le laisse au lynchage de la vindicte de la foule, comme c’était la règles dans les souks et lieux publics d’antan pour les petits voleurs (phénomène qui n’a en fait jamais complètement disparu même par intermittence), cela ne ferait que le bonheur de ses concurrents de territoire. Les jeunes (collégiens, lycéens et chômeurs confondus) qui ont procédé en une hystérie indescriptible à l’effraction du domicile de la sorcière de Salé, qu’ils connaissaient bien auparavant et qu’ils soupçonnaient d’avoir cousu les babines d’un chat après lui avoir glissé la photo d’un ado dans la bouche, ne l’ont pas fait en milice de Brigitte Bardo pour ainsi dire pour les Droits des An[imaux] (ânes et moutons en premier lieu, publiquement et banalement suppliciés dans leur entourage socioculturel). Cela, ils l’ont fait en solidarité avec l’ado en question, parce qu’ils croient tellement au pouvoir de la sorcellerie et en redoutent les effets maléfiques alors même que chacun/e en souhaite les effets bénéfique s’il a les moyens et le courage de s’en payer. Ce serait donc du pur STRABISME SOCIOPOLITIQUE que d’entrevoir dans cet épisode cauchemardesque l’embryon d’un pré-modernisme qui commence à démystifier et à rejeter la superstition (réalisation intellectuelle du 18e siècle ailleurs) comme l’entendent certains spécialistes de la psychologie sociale.

 

4- La conclusion donc à tirer de tout ce constat de faits et de leur logique de fonctionnement, c’est le fait que, depuis quelques années, on recommence à se servir de toute une catégorie de phénomènes, vieux comme le temps (homosexualité, sorcellerie, tenue vestimentaire, etc.), comme PRETEXTE pour redonner libre cours aux anciennes tendances de l’ARBITRAIRE primitif de la foule et du troupeau comme mode de gouvernement de la société.

 

5- La démocratie est une culture et non un simple système procédural appliqué comme rite; et la violence en est une autre. Dans ce sens, il parait qu'il s'est bien avéré maintenant, depuis plusieurs années et en une progression exponentielle, que si stabilité il y avait, c'était juste parce qu’il y avait un système de pouvoir publique qui monopolisait la violence, empêchant par là que celle-ci ne dégénère aux deux niveaux de l'individu et de la foule où elle n'était en fait que matériellement refoulée et non éthiquement rejetée.

Maintenant que les passions les plus primitives, qui animent en fait encore la société dans sa globalité et dans sa profondeur, se sont à nouveau déchaînées, chacun (individus, groupes et clans) se remet renouer avec la tradition en faisant sa propre loi tout en se servant de ce que l'air du temps offre comme nobles cadres, pour enrober l'arbitraire primitif soit de la robe de l'action du Combat contre le Mal "taghyiir al-munkar", soit dans celle de l’action pour les "Droits-de-X" de toutes sortes.


6- Il paraît donc que c'est une impasse; car ce n'est même plus possible de faire marche arrière puisque l'ideal de l’Etat de droit n'a fait que réinstaller l'arbitraire de fait.

 

7- Enfin, s’agissant des Droits-de-X de toutes sortes, si tout de même il y a encore quelque chose à faire, il est donc temps de redéfinir ce que c’est que du terrorisme: un fou ou une folle qui terrorise la foule dans les lieux publics, ou bien une foule qui se déchaîne contre un individu fou/folle ou sain d’esprit dans la rue ou en faisant irruption dans sa maison pour le lyncher dans chambre à coucher? Les institutions et les pouvoirs publics, qui semblent échouer dans leurs tergiversations à assurer le seuil minimum de vie en société sont fortement interpelés (v. Ici) et la logique même des textes fondateurs a montré ses failles, ses incohérences et ses contradictions internes (v. Ici) sur ce plan.

 

Mohamed Elmedlaoui



05/04/2016
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