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Ma part de vérité sur l'IRCAM (En hommage à M. Chafik ) 1ère PARTIE

Ma part de vérité sur l'IRCAM

(En hommage à Mohamed Chafik) [i]

 

                                         Mohamed Elmedlaoui [ii]  Institut Royal de la Culture Amazigh

                              Rabat 17 05 2004

 

 

1. Teneur, méthode et tonalité de mes propos

Pour des raisons diverses relatives aux hésitations des organisateurs à l'IRCAM (Institut Royal de la Culture Amazigh), je n'ai pas pu préparer à temps une contribution à cet hommage de notre auguste Doyen, le Professeur Mohamed Chafik, qui soit de la catégorie 'recherche spécialisée'. En fait, c'est la catégorie que je continue toujours - malgré une tendance opposée et de plus en plus prépondérante - à considérer comme la plus positive et fructueuse à long terme. Les cours d'histoire ne nous ont pas encore enseigné de précédent où une nation aurait souffert d'avoir mis dans les crânes des citoyens beaucoup moins d'opinions que de contenus de savoir en disciplines spécialisées, y compris bien sûr les disciplines politiques, éthiques et sociales. Cette même histoire regorge, par contre, de cas inverses, où le déclin et la décadence générale s'associent au déclin de l'esprit scientifique en particulier, lorsque celui-ci périclite sous les coups de la méfiance des autoritéés et/ou du corporatisme dogmatique et du mépris hautain des esprits obtus des semi-intellectuel(le)s moyen(ne)s à son égard, abstraction faite des formes idéologiques qui sous-tendent ces attitudes hostiles ainsi que des formules et slogans qui justifient et confortent cette hostilité et ce dédain dans les esprits, slogans qui changent de couleurs, de motifs et d'arguments selon les époques (athéisme, attitude blasphématoire, science bourgeoise, esprit étroit, théoricisme, froideur scientifique passive, manque d'engagement, lourdeur rébarbative de la science, etc.).

 

Je me résigne donc cette fois, dans ma contribution à cet hommage, à l'option de verser dans le discours d'opinion, malgré toutes les tares d'expressivité qui, par nature, caractérisent, à des degrés différents, ce type de discours. Seulement, même pour cette dernière catégorie de discours, je préfère, de loin, que mes propos encourent le risque de souffrir, aux yeux de certains, d'un déficit d'adéquation par rapport au contexte, ou le risque de ne pas plaire à d'autres, ou même de manquer plus ou moins objectivement de justesse, que de les formuler creux et vides de toute substance. Je préfère cela d'autant plus qu'il s'agit ici d'un texte que j'écris en hommage à l'auteur d'un ouvrage d'éthique, intitulé Pensées sous-développées (Chafik 1972); cet ouvrage où le contre-cogito 'palabresque', qui consiste à dire "je palabre ;  donc,  je suis", a été ironiquement ridiculisé et décrié, donc profondément condamné comme le plus pervers des traits de culture. Une fois de la substance mise dans les propos, les risques d'inexactitude ou d'inadéquation relèveraient, au pire des cas, à mon sens, de cette imperfection relative qui est, par la force même de la nature des choses, le lot et l'apanage de toute entreprise, individuelle ou collective, qu'entreprend tout esprit qui cherche à se perfectionner en essayant de se dépasser et de se surpasser sans cesse.

 

L'aspect positif et la vertu progressive et constructive de cette préférence de l'esprit du logos à la bave de la palabre consistent dans le fait qu'une thèse fausse mais de substance concrète et de logique bien formulée, sans ambages ni équivoque, a toujours la vertu d'être logiquement réfutable, donc corrigible. Cette qualité de réfutabilité, que seuls possèdent les propos fournis en substance, conformes à la logique, et exempts de formules creuses toutes faites et d'exercices de style protocolaire hyper-diplomatique, permet toujours de faire des pas en avant sur le chemin du progrès, et de se rapprocher, par là, de la vérité, qui n'est jamais que relative. Le progrès s'obtient dans ce dernier cas par le simple procédé d'omission progressive, et d'élimination systématique successive, de tout ce que l'on aurait réfuté comme thèses fausses : tant qu'on ne réussit pas à établir positivement ce qui est vrai, on gagne toujours à pouvoir discerner négativement ce qui ne l'est pas.

Par contre, le deuxième penchant discursif possible, que j'essaie dans la mesure du possible d'éviter à mes propos, à savoir le penchant pour la palabre oiseuse, a ceci de nocif et de néfaste  qu'il trahit et consacre un vice qui a toujours l'air d'être inoffensif mais qui, au fond, conspire objectivement contre le progrès de l'esprit, en entretenant le non-dit et en l'érigeant même en une institution bâtie paradoxalement sur une pléthore du verbe où le logos est systématiquement perverti en verbiage et en déperdition intellectuelle qui paralyse en fin de compte toute praxis de progrès.

 

Pour réussir le choix des propos fournis en substance en tout discours d'opinion, il y a une condition sine qua non: ne jamais succomber à la tentation de ce calcul mesquin qui consiste à chercher, coûte que coûte, à plaire à tout le monde.  Si on l'a considère du point de vue d'un carriérisme tous azimuts, érigé en éthique et vécu comme seconde nature, cette attitude n'est pourtant pas du tout une attitude de type 'malin', ni même pas celle d'un type 'intelligent mais sage' qui attend cyniquement que les propos de la vérité éclatent par chance de la bouche d'un fou du village pour lui acquitter une conscience mise à mal par de la 'calculerie' des mirages d'intérêts.

 

Mais, en plus de sa positivité objective qui, de par son action directe, fait progresser la pensée et, par ricochet, fait développer la praxis, la recette des propos fournis en substance a aussi la vertu d'immuniser ceux qui en détiennent le secret et qui  en ont la patience, et de leur donner de la vigueur et de l'élan là où le paganisme du culte carriériste ne fait qu'affaiblir et paralyser ceux qui en deviennent des prêtres d'ouailles galeuses ou des prêtres solitaires sans ouailles du tout. Ce n'est pas du tout l'auteur des 'Pensées sous développées', dont le parcours de carrière et l'éthique de conduite sont devenus un res public de par leur notoriété, qui risque de me jeter la première pierre de lapidation à cause de cette dernière assertion. Le culte en question n'est en fait autre chose, là où il se manifeste, que le fait, pour un individu, d'être aliéné d'une façon païenne à une carrière donnée, pour laquelle il n'a pas, pour moteur animateur et mobilisateur des capacités propres ni d'idéal éthique immanent qui lui définit le but et lui trace la ligne de conduite. Autrement dit, il s'agit de tout évolution de carrière dont le moteur se trouve au delà des capacités de l'individu et hors de toute éthique et même du sujet qui croit en être l'agent bâtisseur, i.e. tout état de carrière où le prétendu agent ne se trouve mu que par un cynisme sans idéal ou - dans le meilleur des cas - par ce qu'on appelle communément 'esprit de compétition' à l'état primaire. Or, comme l'a bien souligné Mohamed Chafik ironiquement en se référent à un adage de la sagesse ancestrale du terroir, «les ânes seuls agissent par souci de compétition», au lieu d'être mus par des idéaux qui jaillissent des profondeurs de la conscience (Chafik 1972, p:13 ).

 

 

2. De l'action de Mohamed Chafik en général

Avant de s'atteler à l'immense tâche de l'action sur le terrain sociopolitique de la question identitaire et culturelle au Maroc très particulièrement, Mohamed Chafik a grandement et notablement contribué à un grand travail de fond et de longue haleine, mené sur le plan du scientifique, de l'intellectuel, de l'éthique et du déontologique en ce qui concerne tout ce qui se rapporte aux différents aspects de cette question à l'échelle de toute l'Afrique du Nord (v. Chafik 2000b). Ses différentes prises de position personnelles le long de sa brillante carrière, de paire avec sa riche production intellectuelle et scientifique, sont autant de jalons et de numéros d'opus de ce grand chantier de travail de fond. Par dessus tout, sa part, considérable et notoire, dans ce travail de fond, Mohamed Chafik l'a toujours menée dans le cadre de l'ethos d'un "vécu individuel d'une appartenance identitaire pluridimensionnelle" (v. Chafik 2000a), et cela est capital comme valeur et comme fait.

 

3. L'historique et le conjoncturel dans l'action de Mohamed Chafik

En parallèle, sur l'axe du temps, au travail de fond sur la question culturelle et identitaire, auquel Mohamed Chafik a largement contribué en sa qualité de chercheur académicien et de pédagogue d'un calibre spécial et d'une carrière particulière, les différents pans du commun de la société civile ont continué, chacun sur le plan et le registre qui lui sont propres, à développer différents types de manifestations savantes ou populaires, qui ont en commun, sinon de formuler, au moins de traduire ou de trahir un malaise qui reste un seul au fond, mais qui prend maintes formes et facettes en surface, à savoir le malaise d'une identité perturbée, menacée de perte, et dont les éléments constitutifs se débattaient en convulsions dans tous les sens pour retrouver un équilibre viable en attendant de rétablir une harmonie heureuse.

 

Il s'agit de convulsions sociopolitiques et socioculturelles qui paraissaient parfois antinomiques en surface, et aux antipodes apparents les unes par rapport aux autres. Vers la fin des années 90 du siècle dernier, au paroxysme de ce malaise multiforme qui coïncida, sur le plan conjoncturel, avec une période constitutionnelle d'interrègne, il y avait d'une part - pour ne donner qu'une forme imagée des choses - des milliers de kilomètres de belles plages du pays, qui se sont trouvées du jour au lendemain investies de hordes étranges d'êtres bizarres, barbus au masculin et voilés au féminin, mais tous et toutes en une transe fanatique permanente dans une quête éperdue d'une identité égarée.

 

D'autre part, et à l'autre face du spectre socioculturel et sociopolitique, des voix s'élevaient pour appuyer l'idée d'un parti amazighe en tant qu'option du cadre organisationnel de l'identité à retrouver et à recouvrer, une option qu'on appelait à défendre éventuellement par une grande marche dite 'tawada', dont la couleur (verte, blanche ou rouge ?) et la direction par rapport aux coins cardinaux n'ont pourtant jamais été définies sur le spectre et l'espace géopolitiques. On entendait certes, ici et là, des voix qui se référaient vaguement, comme référents identitaires, à  l'espace dit Tamazgha (i.e. la Berberie historique 'de Siwa aux Iles Canarie'), aux 'peuples autochtones'  ou au 'Congrès Mondial Amazighe', syntagme nominal mimé curieusement pour ce qui est de son lexique et sa syntaxe sur le patron d'un autre 'Congrès Mondial' bien connu dans l'histoire du 20e siècle, détail sémiologique subtil qui traduit à quel point la tempête des perturbations identitaires souffle dans tous les sens comme il vient d'être imagé.

 

Tout ceci sur le fond général d'une atmosphère sociopolitique, socioculturelle et sécuritaire  qui se caractérise, sur le plan régional, par une détérioration de la stabilité dans le voisinage est du pays sous les coups du cycle infernal des tueries et contre tueries banalisées au quotidien au nom du même Allah de ce côte des frontières, ainsi qu'à cause du fossé qui ne cessait de se creuser dans ce voisinage à entre l'institution de l'Etat et une grande partie de la population sur le fond d'un conflit culturel et identitaire qui finit par être politisé au point de frôler l'autonomisme si ce n'est pas autre chose.

 

Sur le plan international, cette atmosphère se caractérisait par l'avènement d'un internationalisme terroriste dont l'action se préparait entre l'Himalaya, le Caucase et l'Arabie au nom d'Allah également. La suite ultérieure des événements - de New York à Casablanca et à Madrid - nous montre aujourd'hui, que beaucoup de phénomènes nouveaux qu'a connus notre pays n'étaient qu'autant d'épiphénomènes et d'indices sémiologiques sur le plan socioculturel et sociopolitique, qui montrent que cette internationalisme avait déjà belle et bien gagné beaucoup d'esprits de chez-nous et en avait engagé pas mal sur le terrain de l'action. Il s'agit de phénomènes aussi disparates que complémentaires, que le curieux culte religieux des plages, la drôle de 'révolution culturelle' contre les fameux êtres cartonnés dits 'Pokemons' où même le respectable majlis al'ilmi des deux rives de la capitale du royaume se trouva impliqué. Il faut aussi rappeler la démonstration de force de Casablanca face à un projet de société présenté par le gouvernement, l'affichage de plus en plus ostentatoires et encadré de slogans d'intolérance religieuse et de racisme communautaire, débités dans tous les azimuts sous le couvert de l'alibi de la situation tragique du Moyen Orient, ou enfin la fameuse Lettre à Qui de Droit, par laquelle son auteur, chef des troupes du culte des plages, essaya de réajuster la position de sa mouvance par rapport à ce qu'il estimait être un nouveau rapport de force et de légitimité en une période d'interrègne qui coïncida en plus avec cette atmosphère régionale et internationale qui vient d'être signalée. Bref, il s'agit d'une période  qui a réuni  tous  les  ingrédients  critiques d'un  cocktail  explosif   du  mal, sous  toutes   ses  manifestations   possibles, et où  la  fibre  nationale, le sens de l'éthique, de l'indépendance et de l'initiative d'une lumpen-élite intellectuelle égarée en plein crépuscule de ses anciennes idoles idéologiques et derrière le mirage de son nouveau carriérisme illusoire, se sont tous trouvés engourdis à cause de l'inconsistance du discours et de la perte du diapason et de la boussole identitaires.

 

C'était en ces moments critiques que Mohamed Chafik rentra de nouveau dans la scène publique de l'action sur le terrain, associant un sens de l'Etat et de la responsabilité citoyenne et nationale à une conscience éthique de haut lieu, ainsi qu'à de la science et à un savoir-faire socio-politique raffiné. Ainsi, de l'étape du Manifeste Amazighe dont il a été l'initiateur et auquel il a su assurer la signature par un large éventail de l'élite amazighe militante à Bouznika le 1er mars 2000, jusqu'au moment de la cérémonie officielle où, sur les hautes instructions de Sa Majesté le Roi, un hommage digne de lui, de son parcours et de son action, lui a été rendu le 29 décembre 2003 à l'enceinte de la prestigieuse Académie du Royaume du Maroc en présence d'une constellation d'officiels et de leaders politiques, Mohamed Chafik a su marquer de son empreinte indélébile tout le paysage intellectuel et sociopolitique des générations actuelles. Et si, dans le domaine où il s'est investi corps et âme pour servir la nation, le vif de l'action publique menée pendant cette phase critique de l'histoire de cette nation et dont il a été le chef d'orchestre et le maître d'opus, a donné naissance à de nouveaux problèmes, qui surgissent aujourd'hui et font surface comme des sous-produits subsidiaires, cela ne relève que de la nature même de la praxis au sein de la Cité où tout résultat historique n'est que la moyenne des actions de plusieurs épicentres.

 

 Rien donc d'alarmant au fond ni même d'inquiétant en principe si de nouveau problèmes surgissent, pourvu seulement que la stratégie générale soit encadrée par une visée et une volonté qui, tout en étant perspicace et lucide pour l'une, et ferme et intrépide pour l'autre, quant aux buts et finalités, savent à chaque étape comment laisser le temps au temps, en cherchant toujours à perfectionner les résultats par un procédé de dépassement continu. Ce dépassement est maintenant la responsabilité de tous et toutes ceux et celles que Hassan Aourid appelle "sages" dans une conférence récente qu'il a consacrée à la question culturelle dans le pays.[iii]

 

Ce qui est le plus important et qu'il ne faut jamais perdre de vue en ce qui concerne le chemin parcouru, c'est que Mohamed Chafik a su et a pu assumer et assurer le rôle de maître d'ouvrage de toute l'alchimie  sociopolitique qui, quel que soit ce que l'on pourrait dire des réactions de ses éléments et de ses sous-produits subsidiaires, n'a que largement contribué non pas seulement à jeter les bases d'une véritable révolution culturelle, pour laquelle le dahir d'Ajdir du 17 octobre 2001 constitue le manifeste officiel et la charte constitutionnelle , mais aussi et également à décongestionner une conjoncture générale devenue hypertendue, offrant ainsi de nouveau, de nouvelles chances à l'entreprise intellectuelle sereine pour que celle-ci renoue avec la dialectique rationnelle de la synthèse à la lumière des nouvelles donnes de l'évolution de la lutte des thèses et des antithèses sur le terrain, à l'échelle nationale, régionale et internationale.

 

 

4. Militantisme et analyse scientifique : méthodes et fonctions différentes

 

Il n'y a pas de doute que l'action de masse a toujours ses propres méthodes et fonctions qu'aucun académisme ou 'scientisme' n'est en mesure de remplir à sa place, comme  l'a  bien  souligné  Abdelhai El-Moudden  dans  un récent  exposé  intitulé "ÇáÃãÜÜÜÜÇÒíÛíÜÜÉ æÇáÚÜÜÜáæã ÇáÇÌÊãÇÚíÉ Ýí ÇáãÜÜÜÜÜÛÑÈ ", qu'il a donné dans le cadre d'un colloque organisé le le 08 05 2004 par l'association AMREC au siège de la MAP à Rabat. S'agissant, sur ce point, du cas qu'il s'est proposé de traiter, le conférencier a mis, tout de même, l'accent sur le fait que le discours sur la langue et la culture amazighes est de très loin disproportionnellement dominé par cette catégorie de discours qu'il qualifie de 'discours populaire', qui a certes ses propres méthodes et fonctions, selon le conférencier, mais qui ne peut nullement non plus, selon lui toujours, remplir la fonction de l'analyse académiques, que seules les disciplines sociales concernées peuvent assurer selon leurs propres méthodes, leurs propres rythmes de travail et via le travail professionnel de leurs propres spécialistes.

 

En fait, quelle que soit la forme de l'action de masse : une descente barbue dans les plages avec des codex coraniques à la main, une manifestation au féminin à Casablanca, appuyée par une large frange de la nouvelle presse, ou un manifeste ou une pétition massivement signés ici ou là, tout cela ne peut constituer qu'autant d'indices sectoriels qui indiquent que quelque chose ne va pas. Le diagnostic de l'identification formelle de ce 'quelque chose' ainsi que ses 'pourquoi' et ses 'comment', c'est aux disciplines formelles appropriées de le faire. Alors que le responsable politique se trouve toujours sous la contrainte et la pression de devoir gérer les choses aussi bien sous l'angle du long terme que sous leurs aspects conjoncturels immédiats qui agissent sur la vie au quotidien, les institutions des sciences sociales et philosophiques partent de la sémiologie de ces symptômes et de ces manifestations déguisées qui submergent la surface et couvrent l épiderme de la société, pour établir les diagnostics des maux de fond, indispensables pour la définition de tout traitement approprié et de toute action gestionnaire ou politique efficace de long terme, qui se fixe comme objectif non pas cette fois-ci d'expédier les affaires courantes, chose dont on ne peut jamais pourtant se passer en politique, mais de permettre, d'une part, de traiter les problèmes en profondeur et, d'autre part, de faire évoluer la conscience collective pour la rapprocher de la rationalité dans le domaine concerné.

 

C'est là, en fait, le type de réalisation le plus important et le plus difficile à atteindre. Ainsi, pour schématiser encore une fois les choses, on n'évacuerait nullement d'une façon adéquate le problème de l'invasion des plages par ces êtres voilés ou barbus, ni en répondant directement et favorablement par un 'Oui' immédiat en distribuant même par exemple des voiles 'pieux' officiels à toutes les citoyennes quels que soient leurs goûts en mode vestimentaire, ni en répondant directement et négativement par un 'Non' en coupant par exemple les barbes à tous les citoyens que cela amuse d'en faire pousser des jungles noires. Du moment où ces drôles d'invasions étaient à la mode, et jusqu'à aujourd'hui, bien des choses se sont passées, avec à leur tête les actes terroristes horribles du 16 mai 2003 à Casablanca. En relation avec cela, les appareils sécuritaires,  judiciaires et même législatifs (la loi sur le terrorisme) ont fait et continuent de faire leur travail de gestion au (semi)quotidien et à moyen terme de certains aspects superficiels du problème de fond, dont cette invasion balnéaire n'est qu'un indice sémiologique anecdotique et caricatural alors que les actes terroristes de Casablanca en représentent un échantillon tragique des issues possibles. Enfin le dernier code de la famille et la dernière restructuration de l'espace religieux (discours royal du 30 avril 2003) sont venus couronner tout ce que le responsable politique est en mesure de faire dans l'immédiat et le moyen terme dans le secteur en question. Est ce que tout cela dispense en fin de compte l'intellectuel de sa responsabilité dans le secteur ?

Autrement dit, est ce que c'est l'arsenal de lois et la série de mesures entreprises par le responsable politique ou administratif, qui assureront automatiquement, de par leurs seules vertus intrinsèques, le suivi et l'implantation de leur propre esprit sur le terrain (à l'école, dans la rue et au sein de la famille) en faisant notamment évoluer les mentalités pour que celles-ci saisissent l'esprit de ces lois  et mesures? Certainement, non. Encore faut-il faire évoluer ces mentalités de sorte que les slogans et idéaux de la composante avant-gardiste de l'élite intellectuelle qui est en diapason avec ces lois et mesures, qui sont toujours émotionnels par nature en tant que slogans, se réajustent enfin grâce notamment aux analyses dépassionnées des sciences sociales appropriées, et se rapprochent par conséquent du rationnel ; c'est à dire en cessant d'être des slogans passionnés à partir du moment où l'on dispose à leur sujet de diagnostics professionnels et de programme concrets d'intervention. C'est cette évacuation de toute charge passionnel, que seules la réhabilitation et la vulgarisation des diagnostics et des analyses des sciences sociales dans un domaine donné peuvent assurer, qui est susceptible de transcender toutes les polarisations sectaires propres à tout ce qui est émotionnel. En se dépassionnant par le passage d'un slogan émotionnel obscure et absolu à une idée opératoire qui s'impose d'elle même objectivement à la raison, un idéal acquiert la vertu de traverser des pans de plus en plus larges de la société parce que devenant une revendication de plus en plus banale, c'est à dire de plus en plus fondamentale, donc de plus en plus largement partagée.

 

Qu'en est il maintenant d'un autre chantier, celui de l'autre aspect majeur du malaise culturel et identitaire qui indispose notre société, le chantier du composant amazighe de cette identité pluridimensionnelle dont parle Chafik ? Qu'en est-il après la promulgation du dahir d'Ajdir portant création de l'Institut Royal de la Culture Amazighe ? Qu'est ce qui a été fait, et qu'est ce qui se fait en prolongation complémentaire et en parallèle aux mesures officielles comme type de travaux  de l'esprit que nous venons d'évoquer plus haut et qui incombent aux intellectuels, aux chercheurs aux institutions académiques pour que ces mesures officielles aient un sens et un rendement ? Autrement dit, y a-t-il vraiment un suivi sérieux et une prise en charge de cette question stratégique de la part de tous et de toutes ceux et celles que Hassan Aourid appelle "sages" dans sa conférence susmentionnée (v. note 1)?  Pour n'essayer de développer que le volet de la question qui porte sur le rôle des institutions académiques, je rappelle, comme point de départ, la remarque générale précédente faite par Abdelahi El-Moudden à propos du déficit dont souffre, selon ce conférencier, le discours sur la culture amazighe en matière d'approches académiques des sciences sociales, en face d'une pléthore en matière d'approches rhétoriques et émotionnelles qui n'ont que l'opinion et le sens commun comme base principale et point d'appui. En rappelant cela je n'essayerai pas pourtant ici de m'attarder sur les causes et les significations culturelles de ce dernier aspect des choses. Deux axes majeurs des différentes manifestations et répercussions de ce déficit dudit discours en approches académiques des sciences sociales se présentent:

 

(i) l'évolution générale de la pensée du mouvement populaire dit amazighe (idées, valeurs et slogans, etc.) et

(ii) la structuration et le fonctionnement de l'Institut Royal de la Culture Amazighe.

 

Les deux axes ci-dessus se recoupent en fait, à telle enseigne que le premier influe sur le second au point qu'il menace de pervertir la vocation propre de l'Institut en fourvoyant ses perspectives et son action, comme le laissent craindre certaines assertions dont une récente déclaration du nouveau recteur de l'Ircam lors de son premier point de presse, qui, en faisant entorse aux textes fondateurs de l'Institut, commencent à verbaliser officiellement une ambiguïté qui n'était à l'origine qu'une déduction politicienne en cachette, et ce en affirmant solennellement par exemple que "Cette institution est d'une nature particulière, car s'y recoupe ce qui est scientifique avec ce qui ne l'est pas", ou comme le reflètent certaines autres déclarations de même type et des mêmes responsable, qui, en parlant de la vocation de l'Institut et de son action, font de "la contribution à l'établissement d'une société moderne et démocratique" un leitmotiv qui ne peut être qualifié que de vide de sens lorsque, par une diversion qui fuit les tâches concrètes définies par le dahir fondateur, on cherche à le présenter comme une tâche immédiate de l'Institut, alors qu'il ne s'agit en réalité que d'un cadre général de projet de société, le cadre général où s'inscrit l'initiative même de la création de l'Institut lui-même avec des tâches concrètes bien définies et bien précises.[iv]

Considérée, par contre, en elle-même, d'après sa vocation et ses tâches concrètes, cette institution académique, dont les tâches et les objectifs ont été explicitement définis par des textes fondateurs au lieu d'être laissés au hasard pour faire l'objet d'interprétations et d'ententes coutumières selon les circonstances et les tempéraments, n'est ni un parti politique, ni une alternative à un conseil de coordination d'association, ni un salon ou un club savant de fabrication  d'idées et de slogans politiques sur le projet sociétal général. Elle n'est rien de tout cela, aussi bien en vertu desdits textes fondateurs que d'après ce qui était dans les têtes de beaucoup de ceux et de celles qui ont accepté l'offre ou qui ont formulé la demande de réintégrer cette institution sur la base de ces mêmes textes pour s'y adonner à de l'activité de recherche scientifique dans la direction tracée par les textes en tant que citoyen(e)s marocain(e)s et non pas pour qu'on s'y adonne à autre chose que cette activité et qu'on s'y  serve d'eux et d'elles en les catégorisant notamment à posteriori, à leur insu, et hors toute légalité constitutionnelle, pour dresser des 'tableaux statistiques d'équilibres régionaux' au sein de l'Institut entre 'gens du Nord', 'gens du Sud' et 'gens du Centre' (des documents de ce type ont à maintes fois été distribués à la presse, notamment lors du premier point de presse fait par le nouveau recteur de l'Institut).

 

Il y eut aussi certaines attitudes et initiatives qui, à partir d'une sémiologie détournée particulière qui se rapporte en fin de compte en filigrane au concept d'un principe pervers d'équilibrisme régional politicien suspect dont il sera question immédiatement après, ont failli faire fausses notes dans l'élan civique national déclenché à la suite du sinistre séisme récent d'Alhoceima, qui est venu se rajouter au cumul des maux chroniques classiques dont souffre cette partie de tout un Maroc périphérique considéré depuis un demi siècle comme inutile, et qui a endeuillé tout le pays. On a essayé de faire croire sur la base de cette sémiologie de filigrane que cette institution académique, pas comme les autres parmi ses paires dans le pays, avait - vue sa prétendue fonction de 'représentativité régionale' et de sa prétendue nature et vocation très particulières où se recouperait le dit et le non-dit - un rôle moral et charitable particulier à jouer à cette occasion et surtout à médiatiser même sur la place à Alhoceima, en tant qu'institution pour les uns, ou en les personnes des soi-disant représentants régionaux du Nord, pour les autres ! Dans un cas, on se substitue au civisme des citoyens libres et on en fixe le degré et l'élan ainsi que la forme et les circuits de canalisation des dons. Dans l'autre, on s'octroie arbitrairement une qualité de représentativité qui n'est même pas constitutionnellement prévue en soit, et on passe, en plus, par dessus les canaux légaux que l'administration avait définis au niveau national à l'occasion du sinistre pour canaliser les dons. Il va sans dire que, du point de vue civique, ce n'était pas du tout le moment opportun pour aucune campagne contre les carences et les insuffisances chroniques de toute une école de gestion et d'aménagement déséquilibré du pays et que, du point de vue institutionnel, et abstraction faite de cette première inadéquation, l'Institut n'est habilité ni à faire écho comme espace à une telle campagne ni à y répondre par une action sémiologique quelconque. Ce qui est dangereux dans les deux cas, c'est que - toute irresponsabilité répondant toujours au diapason de l'autre - il ne manque jamais de partie médiatique qui, non seulement capte clairement la tonalité, mais la claironne ironiquement et cyniquement haut par surenchère et en plein état de choc du sinistre, en plaçant notamment le nom l'Institution académique royale à la tête d'une listes de condoléances de toute une panoplie d'associations amazighes, dont certaines sont agrémentées au passage, d'une dénonciation  des carences du 'makhzen'. Tout cela  sous le titre provocateur de "Les condoléances des Berbères aux victimes du séisme d'Al-Hoceima" :

         ÊÚÜÇÒí íãÜÇÒíÛÜä áÖÍÇíÜÇ ÒáÒÇá ÇáÍÓÜíãÉ

   (ÇáÃÎÈÇÑ ÇáãÛÑÈíÉ Ú23. 11  03  2004 )

 

Malgré tous ces aspects d'interférence entre les deux axes (i) et (ii) énumérés ci-dessus, des considérations de priorité et d'espace m'obligent à ne dire quelques mots, dans le reste de cet essai, que du  second axe. Encore faut-il que je me limite à un seul aspect particulier, celui de l'impact qu'a eu et que continue d'avoir sur la bonne marche de l'Institut un certain principe obscur qui émane de l'axe (i). Il s'agit d'un prétendu principe, toujours et partout présent quoique n'ayant aucune assise légale dans les textes, et qui est différemment interprété et appliqué selon les circonstances.

Il s'agit d'un principe dit 'de représentation régionale' ou 'd'équilibre de représentation régionale' en ce qui concerne la dotation de l'Institut en ressources humaines.

Partie 2:   https://orbinah.blog4ever.com/blog/lirarticle-162080-565657.html

 



[i] A la genèse de ce texte, une lettre adressée à Mohamed Chafik au début de l'été 2002, lorsqu'il m'a demandé s'il m'intéressait de rejoindre l'IRCAM. A part de menus détails d'actualisation et certaines précautions contre un style directe, que m'imposait mon ex-statut de chercheur à l'IRCAM,  l'actuelle version est celle présentée en 2004, comme contribution à  un volume en hommage au Professeur Mohamed Chafik, suite à sa décision de renoncer à sa fonction de doyen de l'IRCAM. Le projet de cet hommage a fait l'objet par la suite de plusieurs tergiversations de formes et de format d'ordre dit "organisationnel" de la part des nouveaux responsables de cette institution, durant lesquelles j'ai soumis trois textes successifs dont celui-ci qui a circulé immédiatement après sa rédaction auprès de plusieurs parties dont le professeur Chafik lui-même mais qui n'a pas été admis en fin de compte; chose que j'ai compensé par une contribution sur la musique amazighe dans le volume consacré audit hommage.

 

[ii] Actuellement (depuis l'automne 2006) à l'Institut Universitaire de la Recherche Scientifique.

 

[iii]   " (...)  áíÖÚ ÇáãÓÄáíÉ Úáì ÇáãËÞÝíä æÚáì ÇáãåÊãíä ÈÇáÔÃä ÇáËÞÇÝí æÇáÔÃä ÇáÚÇã¡ æãä íÌæÒ Ãä äÓãíåã ÈÇáÍßãÇÁ¡ ÃÔÎÇÕ íÍÙæä ÈÓáØÉ ãÚäæíÉ æíÌÓÏæä ÇáÊäæÚ ÈÞÏÑ ãÇ íÄãäæä ÈÇáæÍÏɺ ÝáÇ íãßä Ãä íáÞì ÇáÍÈá Úáì ÇáÛÇÑÈ áãä åÈ æÏÈø Ýí ÞÖÇíÇ ÇÓÊÑÇÊíÌíÉ ßÇáÔÃä ÇáËÞÇÝí" ( ÍÓÜÜÜÜÜä ÃæÑíÏ:  ÃßóÜÜÑÇæº Ú 124º ãÇí 2004 º Õ8)

[iv]  Cette tendance des nouveaux responsable de l'IRCAM à redéfinir une autre vocation pour  l'IRCAM, explicitement relevée par les observateurs (ÇáÃÎÈÇÑ ÇáãÛÑÈíÉ ÚÏÏ 25 – 25 ãÇÑÓ 2004 Õ23) et qui  flirt par là -  de se mettre au diapason de la mouvance populiste qui cherche - contrairement au discours royal qui définit l'esprit du dahir portant création de l'IRCAM - à faire de cette institution un substitut aux institutions constitutionnelles de débat politique en poussant notamment ses responsables à se défendre contre la 'honte' de la rigueur académique, n'empêche pas cette mouvance de surenchérir et d'exiger encore d'avantage en dénonçant notamment ce qu'elle appelle :

"ÇáÊæÌå ÇáÊíÞäæÞÑÇØí æÇáÚáãæí ÇáÃßÇÏíãæí ÇáæÇÖÍ ááãÚåÏ ÎÕæÕÇ ãÚ ÇáÚãíÏ ÇáÌÏíÏ ÇáÐí íØÛí ÚäÏå åÇÌÓ ÇáÃßÇÏíãæíÉ æÇáÚáãæíÉ æÊäÚÏã áÏíå ÇáÑÄíÉ ÇáÓíÇÓíÉ ááäåæÖ ÈÜÜÇáÃãÇÒíÛíÉ ÇáÊí åí Ýí ÌæåÑåÇ ÞÖíÉ ÓíÇÓíÉ ÞÈá Ãä Êßæä ãÓÃáÉ ÚáãíÉ Ãæ ÃßÇÏíãíÉ Ãæ ÍÊì áÛæíÉ" (ãÍãÏ ÈæÏåÇä: ÇáÃÍÏÇË ÇáãÛÑÈíÉ 7 ãÇí 2004- Õ4)

 



20/12/2007
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